Jean-Christophe Henry

Les femmes :

Les trois personnages féminins de Cosi sont très bien équilibrés dans la distribution des numéros : chacune a deux airs et si les deux "sorelle" se voient confier 2 très beaux duos (n°4 et 20) Despina n'est pas en reste avec deux grandes scènes de travestissement, grand classique du théâtre de Goldoni et de Molière.
Les deux Sœurs sont, dans les ensembles, traitées comme une seule et même entité (C'est particulièrement flagrant dans le premier sextuor, n°13 "Alla bella Despinetta", Allegro, et dans le final de l'acte I, n°18). Ce traitement préfigure la symbolique des trois Dames et des trois Enfants dans Die Zauberflöte. Mais toujours pour servir son propos, Mozart "sépare" les deux dames progressivement dans l'Acte II. Cette évolution est très claire quand on analyse les deux duos (n°4, "Ah guarda sorella", Andante et n°20, "Prendero quel brunettino", Andante). Dans le premier nous sommes dans un badinage où les personnalités des deux sœurs ne sont qu'esquissées. On peut même reconnaître des accents haendéliens dans ce duo : nous sommes dans le pastiche ; les deux personnages sont encore bien hiératiques, indifférenciés, fades et n'attendent que la farce pour se révéler. Par contre le deuxième duo nous montre déjà le vrai visage de chacune. Dorabella mène le jeu et entraîne sa sœur plus timorée (plus seria) dans la faute. Cette évolution apparaît aussi dans les quatre airs des "sorelle" (n°11, 14, 25, 28). Les deux premiers airs, au premier acte, sont deux merveilleuses caricatures d'air seria. Le premier air de Fiordiligi (n°14, "Come scoglio", Allegro) surtout obéit à tout les poncifs métastasiens : métaphores éculées, récit accompagné hystérique, écriture vocale on ne peut plus baroque : nous sommes vraiment devant une Prima Donna à la gestique empesée et aux ornementations gratuites ; tout sonne faux et artificiel. Mozart c'est visiblement régalé à pousser le trait à l'extrême. Dans l'air de Dorabella (n°11, "Smanie implacabili", Allegro agitato) cet aspect seria se retrouve plus dans l'écriture orchestrale ; la ligne vocale, beaucoup moins élaborée, laisse déjà entrevoir un personnage plus humain, moins hiératique. Les deux airs de l'acte II montrent bien l'évolution des deux dames. Le Rondo de Fiordiligi (n°25, "Per pietà", Adagio) est une pure merveille d'air mozartien où l'on retrouve des couleurs de Comtesse et de Anna. La ligne vocale, beaucoup plus souple et élégiaque, exprime à merveille le doute où se trouve Fiordiligi après sa confrontation avec Ferrando. On sent dans l'écriture vocale et l'accompagnement instrumental les palpitations du personnage. Les écarts sont moins grands, les vocalises plus douces, les contrastes plus marqués ; on voit la glace fondre, la demoiselle respire enfin ! Nous sommes devant un être humain et non plus une Prima Donna corsetée. Le contraste est encore plus flagrant pour Dorabella. D'un air seria à l'acte I, elle se voit confier un couplet purement bouffe, air simple et enjoué (n°28, "E amore un ladroncello", Allegretto vivace). De facture très simple il nous montre une femme libérée qui se complaît dans l'adultère sans se poser le moindre cas de conscience ! Les bois et les violons doublent tour à tour la voix, la ligne est simple et fraîche, le texte très comique : nous sommes plus près de Blonde et Zerline que des grandes dames de la trilogie Mozart-Da Ponte. Despina, contrairement à ses patronnes, est dès le début un personnage aux contours bien définis : nous sommes devant une figure buffa, une camériste rouée tout droit sortie d'une pièce de Goldoni. Elle donne des leçons a ses deux grandes écervelées de maîtresses et les manipule sans complexe. Pour se pencher plus précisément sur la distribution vocale de ces trois rôles il nous faut s'affranchir des erreurs héritées de cent ans d'interprétation romantique de l'œuvre. L'échelle vocale est très claire : Nous avons un personnage seria, Fiordilligi, qui doit être le plus aigu, une seconde dame, personnage semi-seria, Dorabella, d'une tessiture un peu plus centrale et enfin un personnage bouffe, Despina, issu du peuple, donc encore plus grave. Malheureusement la tradition viennoise des années 50 nous a donné des Dorabella Mezzo-Sopranos souvent trop lyriques et à la voix trop sombre pour le rôle, ce qui le tire trop vers sa composante "sérieuse". De même on a confié Despina à des Sopranos légers "alla Grist" ce qui affaibli grandement la place de la camériste dans la farce. Il ne faut pas perdre de vue que Dorothea Bussani, créatrice du rôle de Despina, était, en 1786, Chérubin dans la reprise des Nozze di Figaro à Vienne. Le personnage doit donc être confié à un Mezzo bouffe à l'aigu facile. Mozart a, de plus, écrit le rôle de Dorabella pour Louise Villeneuve ; pour "tester" les capacités de la cantatrice, le compositeur lui avait écrit quelques mois auparavant trois airs de concert, airs de soprano qui sont aujourd'hui disponible au disque interprété par... Lucia Popp, Edith Mathis, Margareth Price ou Christiane Oelze ! Dorabella est un vrai Soprano 2 ou un Mezzo léger (il est vrai que parler de Mezzo-Soprano au XVIIIe est un anachronisme, le terme n'apparaîtra qu'au début du XIXe). Mais des erreurs encore plus grandes sont encore monnaie courante de nos jours chez Mozart...