Jean-Christophe Henry

Les hommes :

Les trois rôles d'homme dans Cosi sont beaucoup moins complexes que ceux de femme (l'intrigue, il est vrai, s'appuie sur l'évolution des caractères des deux "sorelle"). Dès les trios de la première scène nous savons à quoi nous en tenir : deux grands benêts, machos et sûrs d'eux et un vieux philosophe manipulateur se disputent sur la fidélité des femmes. Là aussi Mozart sert son propos en distribuant chaque rôle avec beaucoup d'intelligence. Le jeune et sentimental Ferrando est un ténor aigu (le plus aigu de toute l'œuvre du compositeur) capable de demi-teintes très élégiaques (n°17, "un' aura amorosa", Andante cantabile) comme d'une agilité échevelée ( n°18, final et n°24, "Ah ! lo veggio", Allegretto). Certains analystes voient en Ferrando la dernière Haute-Contre du XVIIIe ; il fait plutôt penser à un ténor rossinien avant l'heure ! Le deuxième air ("Ah ! lo veggio") avec ses treize Sib aigus anticipe sur l'écriture de la première partie du XIXe des rôles de ténors bel-cantistes. Tout en restant très proche d'un Belmonte ou d'un Ottavio dans le traitement du texte, on ne peut s'empêcher de rattacher Ferrando à l'écriture seria, celle du rôle de Mitridate en particulier, qui va inspirer Rossini dans ses grandes oeuvres sérieuses.
Guglielmo est lui confié à un baryton bouffe. Francesco Bennucci le créateur du rôle, avait déjà chanté Figaro en 1786 et Leporello à Vienne. Nous sommes donc face à un baryton à la voix longue et aux grandes qualités scéniques. Les airs qui lui sont confiés ne sont pas d'une grande difficulté à part l'air alternatif "Rivolgete a lui lo sgardo" K.584. Cet air, écarté par Mozart lors de la première au profit d'un "Non siate ritrosi" (n°15, Andantino) plus simple et qui permet une plus grande efficacité dramatique à cette scène, est le plus développé, le plus fouillé des airs bouffes écrit par Mozart. Il nous montre les grandes capacités vocales et d'articulation de Bennucci et anticipe lui aussi sur les barytons bouffes rossiniens, personnages beaucoup plus élaboré que ce genre de rôle au XVIIIe.
Le rôle d'Alfonso est confié à une basse bouffe, image du cynisme mais aussi de la sagesse dans ce genre d'œuvre. Francesco Bussani avait 47 ans à la première de l'œuvre, age canonique à l'époque pour un chanteur. C'est sûrement pour cela que le rôle ne contient que des bribes d'air. Mais le traitement dramatique du personnage nécessite un chanteur très à l'aise scéniquement. La tessiture est très médium et permet une bonne compréhension du texte. La voix de Bussani devait être très centrée vers le grave, Mozart lui ayant déjà confié le Commandeur et Bartolo à Vienne et ses qualités scéniques devait être grande puisque dans Don Giovanni et dans les Nozze di Figaro il tenait à la fois ces deux rôles "sérieux" et les deux emplois plus bouffe de Masetto et Antonio.
En tout cas les deux rôles des soldats rentrent en compléte adéquation avec leur camarade d'infortune lors des deux duos du second acte. Le duo Dorabella-Guglielmo (n°23, "Il core vi dono", Andante grazioso), duo d'amour bouffe qui rappelle le célébre "Laci darem la mano" de Don Giovanni, nous montre en direct une grande scène de séduction et la chute sans beaucoup de résistance de la dame. De même le duo plus "sérieux" entre Fiordiligi et Ferrando (n°29, "Fra gli amplessi", Adagio) rappellent les duo Ottavio-Anna, mettant en scène les sentiments plus "nobles" d'un couple seria.

Cosi fan tutte est un peu pour Mozart une démonstration de son génie théâtral : le compositeur prend des figures classiques du genre bouffe italien pour les transformer lentement tout le long de l'œuvre en personnage mozartiens d'une grande modernité. Ce déséquilibre à la fois dramatique et vocal quasiment unique dans l'histoire de l'opéra permet d'installer une vraie évolution dans l'action. Moins dramatique que Don Giovanni, moins échevelé que Le Nozze di Figaro, Cosi fan tutte apparaît donc comme l'œuvre la plus représentative de la typologie vocale complexe des oeuvres lyriques de Mozart.