Antonio Vivaldi (1678-1741)
Bajazet
Tragedia per musica RV 703 (1735)
Libretto: Agostino Piovene
Edition critique: Fabio Biondi
Bajazet: Ildebrando D'Arcangelo,
baryton-basse
Tamerlano: David Daniels, contre-ténor
Asteria: Marijana Mijanovi, mezzo-soprano
Andronico: Elina Garan_a, mezzo-soprano
Irene: Vivica Genaux, mezzo-soprano
Idaspe: Patrizia Ciofi, soprano
Europa galante
Fabio Biondi, direction
Enregistré du 10 au 15
avril 2004
2 CD + 1 DVD BONUS
VIRGIN CLASSICS 7243 5 45676
2 9
Vivaldi fait de la résistance
Farouche adversaire des roulades et mignardises napolitaines auxquelles
même sa patrie avait succombé, Vivaldi aurait fini par s'identifier
au sultan Bajazet, défait par le sanguinaire Tamerlano, et se serait
emparé du livret de Piovene (1)
pour porter à la scène son combat musical et personnel. Le
tyran et ses sujets - Tamerlano, Irene et Andronico - s'expriment dans
la langue ennemie, celle des Farinelli, Caffarelli et autre Carestini,
alors que le fier Ottoman, son intrépide fille Asteria et leur fidèle
Idaspe portent les couleurs sublimes du dramma per musica. L'idée
est belle et sa réalisation... tout simplement admirable. Ne vous
fiez surtout pas à la caricature d'un Vivaldi prolixe et sans scrupule,
plagiaire, âpre au gain : le génial dramaturge n'a pas composé
ce pasticcio en accommodant à la hâte de vieux restes. Certes,
il recycle sa propre musique (Giustino, Motezuma, Semiramide...)(2),
emprunte quelques tubes à ses rivaux (Hasse, Giacomelli, Broschi)
- pratique dont il n'a pas l'apanage, loin s'en faut - mais il écrit
aussi des pages nouvelles et parmi les plus saisissantes de toute son oeuvre,
unifiant le tout au moyen de ce formidable liant hérité de
la grande tradition vénitienne : le récitatif, véritable
fluide organique et structurant, forgé par Monteverdi et amoureusement
façonné par le Prete rosso.
Les scènes spécialement écrites pour le rôle-titre
justifieraient à elles seules la résurrection de l'ouvrage.
A l'instar de Haendel dans son noir chef-d'oeuvre Tamerlano, Vivaldi
bouscule les conventions et prête à son héros une voix
naturelle,
large et longue, en l'occurrence un baryton aux ressources dramatiques
exceptionnelles. Le récitatif accompagné de Bajazet ("Odi,
perfida !"), son arioso désespéré ("Verrò crudel,
spietato"), mais aussi les accents torturés, les imprécations
crucifiantes d'Asteria ("E morto, si tiranno... Svena, uccidi, abbatti,
atterra") confirment, après Orlando furioso ou La verità
in cimento, que les directeurs d'opéra passent depuis trop longtemps
à côté d'un prodigieux homme de théâtre...
Ildebrando D'Arcangelo a tout pour lui : la générosité
des moyens, la noblesse du phrasé et, surtout, l'envergure des grands
tragédiens. Son incarnation est époustouflante de beauté
et de vérité, elle appelle de toute urgence la scène
pour que l'impact du verbe se double du regard, de la présence magnétiques
de l'acteur. Las ! Il faudra nous contenter des trop brèves images
captées lors des sessions d'enregistrement, où l'artiste
se livre à un improbable défilé streetwear,
tombant la chemise, troquant, entre deux mesures (absurdité du montage
!), un t-shirt gris pour un sweet-shirt noir griffé de rouge, l'un
et l'autre un rien trop larges pour épouser des formes que l'on
devine sculpturales. Digression extramusicale, certes, mais ce bonus n'est-il
pas là aussi pour magnifier les corps, jeunes et beaux - Elina Garanca
ou Vivica Genaux paient aussi de leur personne - des chanteurs ? Le marketing
joue assez du physique avantageux - et avantagé - des artistes au
gré des pochettes et des interviews promotionnelles pour que nos
lecteurs nous pardonnent cette oeillade.
A l'instar d'Anna Giro dont elle reprend le rôle (Asteria), Marijana
Mijanovi n'a pas une voix des plus belles ni des plus fortes, mais son
mezzo caméléon se plie à merveille au chant d'expression
et d'agitation qu'affectionnait la diva, ciselant au scalpel la moindre
inflexion, le plus infime affect, excellant dans l'ambiguïté
et le second degré (trompeuse et exquise candeur de "La cervetta
timidetta"). Il faut voir son corps tressaillir, se crisper au gré
des affects qu'elle exprime et semble aller chercher au plus profond d'elle-même
: elle vit intensément le rôle, elle le fait sien ; nous laisserons
les sceptiques soupçonner que l'intrusion de la caméra lui
dicte ce jeu.
Etonnamment vulnérable en princesse bafouée (Irene), Vivica
Genaux change son image androgyne avec une composition tout en finesse
que rehaussent les deux grands airs de Farinelli : "Qual guerriero in campo
armato", où la cantatrice triomphe
d'elle-même, dépassant ses propres limites tant en termes
de virtuosité que d'imagination (des variations nettement plus audacieuses),
et "Sposa son disprezzata", sublime lamento qu'elle aborde avec
une grande sensibilité, supportant la comparaison avec Cecilia Bartoli
(Arie antiche et, surtout, A portrait of Cecilia Bartoli
[DVD] chez Decca).
Timbre moelleux, rond, caressant et mordoré, ligne royale, Elina
Garanca ne peut que féminiser Andronico qui, pour n'être pas
un parangon de la virilité, n'en reste pas moins prince. Toutefois,
nos réserves s'évanouissent avec le grisant et très
maîtrisé "Spesso tra vaghe rose", joyau belcantiste dont nous
aimerions connaître l'auteur. Au rôle plus court mais brillant
d'Idaspe, Vivaldi destine le ravissant "Nasce rose lusinghiera" et l'ébouriffant
"Anche il mar per sommerga", déjà exhumé par Cecilia
Bartoli. C'est peu dire que Patrizia Ciofi, délicieuse dans le premier,
déçoit dans le second : toutes les notes sont là,
certes, habilement négociées, mais privées d'éclat,
de cette énergie contagieuse et indispensable pour transcender la
mécanique des vocalises. La voix semble étriquée,
le chant manque d'ampleur, les aigus de plénitude ... Elle nous
doit une revanche.
David Daniels, impeccable styliste ("Barbara traditor"), n'en a pas
pour autant l'étoffe du rôle et n'impressionne guère
dans ses nombreux moments de fureur. L'opéra a beau mettre en scène
l'amant despotique et non le féroce chef de guerre, le personnage
n'en demeure pas moins redoutable. Ce n'est certainement pas sans malice
que Vivaldi lui impose de chanter les mérites de la pluie d'été
qui ranime la rose et la violette sa voisine (sic), mais comment
percevoir le décalage ironique entre la feinte mièvrerie
de cet air de berger et la cruauté du Mongol lorsque ce dernier
a les inflexions et le timbre onctueux du plus lyrique des contre-ténors
? L'erreur de casting est particulièrement frappante lors de ses
confrontations, dérisoires, avec une Asteria prisonnière
mais infiniment plus inquiétante. Tamerlano requiert le tempérament
et le mordant d'un Bejun Mehta, ou encore les couleurs sombres et l'autorité
d'un Max-Emanuel Cencic.
D'aucuns se demanderont ce qui est arrivé au chef. Loin des contrastes
acérés de Spinosi, mais également affranchie des excès
narcissiques auquel le violoniste se laisse parfois aller, sa direction
est un modèle d'équilibre, de subtilité et de bon
goût. Cependant, comme s'il s'était trop assagi, Biondi semble
avoir renoncé dans le même temps à toute fantaisie
et perdu de sa faconde. Une ouverture vigoureuse et à l'élan
irrésistible nous projette d'emblée au coeur du drame, mais
elle ne tient pas toutes ses promesses. Précise et colorée,
l'Europa galante accompagne l'action plus que ne la soutient ou ne la relance.
Il n'est sans doute pas donner à tout le monde de s'extraire des
contingences du studio, comme Ildebrando D'Arcangelo ou Marijana Mijanovi,
pour redonner vie à cette superbe tragédie, sans mise en
scène ni public... Mais ces quelques bémols n'altèrent
en rien l'excitation provoquée par une découverte majeure,
bien au-delà de Vivaldi. Une seule question se pose encore : quel
théâtre sera le premier à faire entrer Bajazet
au répertoire ? Les paris sont lancés...
Bernard SCHREUDERS
Notes
(1) Vivaldi se souvient
certainement de l'ouvrage que Gasparini en tira en 1711 pour le Teatro
San Cassiano. Le moins qu'on puisse dire, c'est que les personnages de
Piovene ne sont pas les habituels fantoches trop souvent schématisés
par les plumitifs de l'opera seria. Leur psychologie élaborée
est au service d'un argument particulièrement bien ficelé
et efficace.
(2) Les artisans de
cette première mondiale lui ont emboîté le pas pour
remplacer trois des quatre airs qui ont disparu du manuscrit autographe
de l'opéra conservé à Turin. Leur choix s'est porté
sur des ouvrages de la même période créatrice et de
la même veine stylistique - Atenaide, Rosmira fedele et, comme
Vivaldi, Semiramide.
Ecouter et Voir un extrait..
Vivica Genaux, "Qual Guerriero In Campo Armato"
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