Musique
adorable
Emmanuel Chabrier
Intégrale
des mélodies
Felicity Lott,
Geraldine Mc Greevy,
William Burden,
Toby Spence,
Stephen Varcoe
Graham Johnson piano
2 CD Hyperion CDA 67133/4
Disque 1 :
L'enfant
Lied
Sérénade
Adieux à Suzon
Chants d'oiseaux
Le sentier sombre
Ronde gauloise
Couplets de Mariette
Ah ! petit démon
Le pas d'arme du roi Jean
Ivresses !
L'invitation au voyage
Sérénade de Ruy Blas
Sommation irrespectueuse
Credo d'amour
Espana
|
Disque 2 :
Tes yeux bleus
Lied
Chanson pour Jeanne
Duo de l'ouvreuse de l'Opéra-Comique
et de l'employé du Bon Marché
Les plus jolies chansons
du pays de France
Ballade des gros dindons
Villanelle des petits canards
Pastorale des cochons roses
Les cigales
Toutes les fleurs
L'île heureuse
Ode à la Musique
|
Plus
de détails
Une nouvelle fois, l'exemple vient d'outre-Manche.
Avec le concours de deux sopranos, un ténor, un baryton, un pianiste
anglais et un baryton américain, la marque Hyperion, dans le cadre
de sa "french song edition", présente un coffret exemplaire de l'intégrale
des mélodies de Chabrier, dédié à la mémoire
de Roger Delage, décédé en 2001, chef d'orchestre
et musicologue spécialiste de Chabrier.
Les mélodies sont présentées tout simplement par
ordre chronologique, ce qui permet de se rendre compte de l'évolution,
du style comme de la personnalité, de Chabrier. Chacune d'elle est
commentée de façon documentée et pertinente dans la
plaquette d'accompagnement, dans un texte signé Graham Johnson,
pianiste de cette édition.
Seules sont absentes Cocodette et Cocorico dans
laquelle un soprano et un ténor imitent deux coqs, et Monsieur
et Madame Orchestre où ils contrefont des instruments, qui sont
présentées comme inchantables. Écrites à l'époque
pour le café-concert, elles nécessitent choeur et orchestre,
elles n'ont jamais été interprétées du vivant
de Chabrier et une seule fois à notre époque, sur l'initiative
de Roger Delage, au cours d'une émission radiophonique en 1964.
Le premier disque, consacré aux années 1862 à
1883, débute donc avec des mélodies de jeunesse, certaines
strophiques jusqu'à la nausée (Ah ! petit démon)
- forme qui restera toujours la préférée de Chabrier
- mais de manière de plus en plus raffinée ; d'autres semblables
à de mini-scènes lyriques (Adieu à Suzon).
On y voit Chabrier se poser en concurrent de Saint-Saëns pour un Pas
d'arme du roi Jean sur un texte de Victor Hugo, au moins aussi enthousiasmant
que celui de son prédécesseur, moins belliqueux mais plus
raffiné, ou encore composer la même année que Duparc
une Invitation au voyage qui, malheureusement, ne peut pas rivaliser
avec celle de son ami et compétiteur (une bizarre vocalise hystérique
sur le mot "ordre" à la fin de la mélodie, en particulier,
laisse perplexe).
Ce premier disque se termine par une adaptation vocale pour soprano
de sa rhapsodie instrumentale Espana, la seule oeuvre de Chabrier
à avoir jamais connu un succès retentissant. Cet arrangement
est, nous dit-on, le seul parmi tous ceux qui ont vu le jour, que Chabrier
ait écrit lui-même.
Le deuxième disque est dédié, pour partie, aux
arrangements que Chabrier fit en 1888 de seize chansons populaires sous
le titre : Les plus jolies chansons du pays de France, à
la demande de Catulle Mendès pour un luxueux volume joliment illustré
dans lequel figuraient également d'autres adaptations d'Armand Gouzien.
La plupart de ces chansons sont charmantes, et l'accompagnement de piano
concocté par Chabrier offre un ajout intéressant, même
si son apport mélodique ne peut qu'être restreint. Il n'est
toutefois pas certain qu'à l'écoute réitérée
on ne se lasse pas de cette profusion de "la la déritou, la la la
!" et autres "derirette lon lan lire la lère". D'ailleurs neuf des
chansons ont été raccourcies pour l'enregistrement, parce
que trop répétitives.
L'autre partie de ce second disque concerne la facette d'amuseur de
Chabrier, même si l'humour en question est quelquefois bien noir,
comme Le Duo de l'ouvreuse de l'Opéra-Comique et de l'employé
du Bon Marché (1888) composé après l'incendie
de l'Opéra-Comique qui couta la vie à quatre-vingt-quatre
personne dont quatre danseurs, deux choristes, quatre habilleuses et quatre
ouvreuses, et mit au chômage tout le restant du personnel. Le gouvernement
paya une compensation aux victimes, en même temps qu'on donna un
concert au bénéfice des employés de l'Opéra-Comique.
De son coté, Chabrier voyait les représentations du Roi
malgré lui définitivement annulées...mais sans
concert à bénéfice ni compensation gouvernementale
!
L'ouvreuse du titre, devenue riche grâce à ce dédommagement,
peut
épouser l'employé du Bon Marché qui, après
avoir "vendu la soie, le calicot [allait] écouter plein de joie
Fra
Diavolo", se retrouve quant à lui doté de l'avantage
tout nouveau d'une caisse de retraite, récemment mise en place par
Marguerite Boucicaut, propriétaire du magasin. Ils chantent leurs
joies dans le refrain "Carvalho ! Boucicaut ! A vous gloire dans l'histoire,
ô nos sauveurs, à vous nos cúurs" suivi d'une délirante
tyrolienne du ténor. Chabrier, toute espérance musicale et
financière ruinée, avait au moins eu le soulagement de retrouver
la partition de son oeuvre dans les décombres de l'Opéra-ComiqueÖ
Nous découvrons un autre aspect de l'humour de Chabrier dans
ce qu'il appelait ses "vollailleries", la Ballade des gros dindons,
la Villanelle des petits canards, la Pastorale des cochons roses, les Cigales
(1889) sur des textes d'un tout jeune Edmond Rostand encore inconnu et
de sa fiancée Rosemonde Gérard, plus jeune encore (respectivement
vingt-et-un et dix-huit ans !). Les textes sont spirituels et la musique
hilarante (la sérénade de Don Giovanni ponctue les
couplets de Ballade des gros dindons), et préfigurent les
Histoires
naturelles de Maurice Ravel et le Bestiaire de Francis Poulenc.
On retrouve de nouveau l'engouement d'Emmanuel Chabrier pour le café-concert,
puisque la Ballade des gros dindons est dédiée à
Jeanne Granier, la Villanelle des petits canards à Mily Meyer
et la Pastorale des cochons roses à Lucien Fugère,
ces dames chanteuses de caf' conc' ou d'opérette, lui, ayant fait
ses débuts au Ba-Ta-Clan.
Le texte de la Ballade des gros dindons, comparés à
de bons bourgeois ("bourgeois de la gent volatile, arrondissant de noirs
bedons, ils se fichent de toute idylle, les gros dindons !") est étonnamment
proche d'un poème de Jean Richepin, Les Oiseaux de passage,
mis en musique au XXe siècle par... Georges Brassens. Jean Richepin,
tout comme Verlaine, Mallarmé et Villiers de l'Isle Adam, était
un ami d'Emmanuel Chabrier, et il est surprenant que cet homme qui avait
tant de goût pour dénicher le talent de peintres encore inconnus
et pour collectionner leurs oeuvres, ne fit jamais appel à eux pour
ses mélodies, et leur préféra Victor de Laprade, Armand
Silvestre ou Eugène Adenis... et bien entendu l'inévitable
Catulle Mendès ! Certains textes sont anonymes et tellement ampoulés
que le rédacteur de la plaquette s'est demandé s'il ne s'agissait
pas de parodies, écrites par Chabrier lui-même (Le sentier
sombre).
Le panorama se termine avec L'Ode à la musique, dernière
mélodie de Chabrier, ou plutôt choeur de femmes avec voix
soliste, credo et testament du compositeur, et dont les premiers
mots "musique adorable" donnent le titre au coffret.
Bien loin des minauderies de salon, l'interprétation nécessite
une forte présence du chanteur, à la fois une robustesse
de ton qui était celle de Chabrier, un raffinement qui n'est en
rien contradictoire, et une compréhension intime du texte. En faut-il
de l'humour pour chanter correctement La Villanelle des petits canards
!
Le pari est entièrement réussi avec une Felicity Lott
qui n'a plus à démontrer ses affinités avec la mélodie
française, un William Burden décidément à suivre,
après son chevalier de La Force et son Michel de Juliette
ou la clé des songes au Palais Garnier, et dont le timbre,
curieusement, se différencie peu de celui du baryton Stephen Varcoe,
tout aussi raffiné que ses collègues. On entend, l'espace
d'un duo, Geraldine Mc Greevy et Toby Spence tout aussi talentueux. La
diction de chacun est exemplaire et le pianiste Graham Johnson a tout autant
de classe et d'humour que ceux qu'il accompagne.
Catherine Scholler
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