Médée, Ariane, Circé, Héro...
les déesses outragées
Philippe Courbois (1702-1730)
Ariane
Nicolas Clérambault (1697-1764)
Léandre & Héro
François-Louis Colin de Blamont (1690-1760)
Circé
Nicolas Clérambault (1697-1764)
Médée
Agnès Mellon, soprano
Ensemble Barcarole
Transcriptions : Dominique Visse
Enregistré en mai 2004 à Paris.
ALPHA 068 - durée totale : 68'56
Un genre "précieux", la cantate
française ? Voilà bien un sot préjugé, que
reprend pourtant la notice censée présenter ces fragments
de pur théâtre et de passions exacerbées. On regrette
que Catherine Cessac, éminente spécialiste qu'on ne présente
plus, n'ait pas commenté elle-même un programme original qu'elle
a pourtant élaboré avec les musiciens. De fait, si les deux
cantates de Clérambault nous sont relativement familières,
les pièces de Courbois et Blanmont jettent un éclairage inédit
sur les mythiques Nuits de Sceaux de la Duchesse du Maine. Aux antipodes
des savoureuses et truculentes
Amours de Ragonde de Mouret (Erato)
comme des divertissements plus anecdotiques de Nicolas Bernier (Alpha)
qui meublaient les insomnies de la petite fille du Grand Condé,
Circé bande l'arc de la tragédie lyrique (hallucinant "Dans
le sein de la mort"), corrigeant l'image réductrice du compositeur
de musique légère, "simple, charmeuse, parfois frivole" (Catherine
Massip), alors qu'
Ariane nous plonge dans un Sommeil enténébré
et ourlé de mystère dont la mélancolie dépouillée
nous étreint et nous hante longuement... Encore une découverte
majeure à mettre au crédit du "petit" label qui en remontre
aux majors.
Mais c'est aussi l'interprétation, magistrale et révolutionnaire,
qui fait tout le prix de cet enregistrement. A l'instar de son modèle
italien, la cantate française est souvent abordée par des
chanteurs de piètre envergure, que le drame et la violence des sentiments
effraient et qui confondent sensibilité et sensiblerie, grâce
et minauderies. En l'occurrence, aucun apprêt, aucune coquetterie
(péché mignon auquel même une superbe musicienne comme
Sandrine Piau succombait dans Léandre & Héro,
chez Naxos) ni le moindre narcissisme vocal n'entame la vigueur du geste.
Les mauvaises langues répliqueront qu'Agnès Mellon n'en a
de toute façon pas les moyens. En outre, l'émission est parfois
tendue dans l'aigu, les graves appuyés, et la chair se dérobe
dans la vocalisation... Mais le miracle demeure, celui d'un timbre intrinsèquement
émouvant, troublant de naturel et d'humanité. La chanteuse
a pourtant changé et ce disque le confirme. Nous la quittions bouleversante
de vérité en Vierge ardente,
révoltée la voici maintenant qui affronte, crânement
et sans complexe, un rôle rien moins qu'improbable, impensable même
hier : Médée ! Non pas celle de Charpentier, un rôle
plus bref, mais non moins intense et fort, un "rôle" comme à
l'opéra parce qu'au-delà des étiquettes, le génial
monologue de Clérambault semble fait pour la scène et non
pour les salons. La métamorphose est spectaculaire et nous laisse,
comme le fragile Amour surpris par la tempête, "tout glacé
de frayeur" (Anacréon). Fureur dévastatrice, épouvante
de la solitude, démence : les visages du monstre défilent,
plus saisissants les uns que les autres, incarnés avec un don de
soi total, au risque de défriser les docteurs du style et les esthètes
d'un baroque normé et policé. Il faut l'entendre pour le
croire. Ces héroïnes n'ont que faire de grandes voix, si l'essentiel
vient à manquer : la sincérité, cette obscénité,
trop longtemps refoulée, chassée de nos concerts. Impossible
de tricher quand on possède un timbre pareil. Une inflexion et tout
est dit, trahi : l'affect n'est pas vécu, mais simulé, à
moins que l'artiste ne soit ailleurs...
Mais obnubilé par la présence d'Agnès Mellon, j'allais
oublier ses partenaires, oubli révélateur s'il en est, tant
le soutien instrumental semble couler de source. C'est sans doute le plus
bel hommage qu'on peut leur rendre : Amélie Michel à la flûte,
Alice Piérot au violon, Eric Bellocq au théorbe, Kenneth
Weiss au clavecin et Richard Boothy à la viole, ils méritent
amplement de voir leurs noms cités, sous vos applaudissements. Là
encore, le nombre n'est rien, et nous n'aurions que faire des Vingt-Quatre
Violons du Roy sans l'inspiration, la verve, l'étincelle qui embrase
l'imagination.
Bernard SCHREUDERS
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