ORLLANDO
FURIOSO
Dramma per musica in tre atti
Libretto di Grazio Braccioli
Musica d'Antonio VIVALDI (1678-1741)
Orlando : Marie-Nicole Lemieux,
contralto
Alcina : Jennifer LArmore, mezzo
soprano
Angelica : Veronica Cangemi,
soprano
Bradamante : Ann Hallenberg,
mezzo soprano
Medoro : Blandine Staskiewicz,
mezzo soprano
Ruggiero : Philippe Jaroussky,
contre-ténor
Astolfo : Lorenzo Regazzo, baryton-basse
Choeur Les Eléments
Joël Suhubiette, direction
Ensemble Matheus,
Jean-Christophe Spinosi, direction
Enregistré en juin 2004
3 CD (70'38, 66'21, 45'41)
NAIVE OP 30393
(VIVALDI - OPERE TEATRALI vol.
4,
Tesori del Piemonti vol .24)
Comparaison n'est pas raison : jamais l'adage
n'a été aussi vrai. Opposer cette nouvelle lecture du chef-d'oeuvre
de Vivaldi à la version légendaire dirigée par Claudio
Scimone n'a guère de sens. Ce dernier s'autorisait bien des libertés
(coupes sombres dans la partition, réorganisation des scènes,
transposition de plusieurs rôles...) et tolérait également
les caprices de Marilyn Horne qui, à l'instar des divas et des castrats
de l'époque, apportait un air de son choix ("Fonti di pianto").
Le premier intérêt, indiscutable, de cet enregistrement est
donc de nous offrir une reconstitution la plus complète possible,
fidèle à l'esprit de l'ouvrage et aux pratiques attestées.
Ainsi, l'ajout d'une
sinfonia pour cordes et basse continue, dans
le style que Vivaldi développe à partir de 1725 et dont l'écriture
rappelle ses ouvertures d'opéra, en comble efficacement l'absence.
Les secondes parties de certains airs, rayées sur le manuscrit,
ont aussi été rétablies. Aucun purisme toutefois dans
cette démarche globale, Jean-Christophe Spinosi et Frédéric
Delaméa (maître d'oeuvre de cette édition des opéras
de Vivaldi) n'hésitant pas à importer d'
Ottone in villa
de quoi habiller l'air de Ruggiero au troisième acte, ce "Come l'onda"
dont la musique ne figure pas dans la partition.
Contrairement à certaines idées reçues en matière
d'opéra, Vivaldi n'est pas qu'un prolixe et habile inventeur de
mélodies racoleuses et d'acrobaties invraisemblables, il peut être
aussi un dramaturge suprêmement doué : Orlando furioso
en apporte une éclatante démonstration et le hisse au rang
des plus grands. C'est le second mérite de cette gravure que de
nous laisser entrevoir le génie véritable d'un opéra
qui est beaucoup plus qu'un florilège d'airs sublimes et grisants.
Du poème de L'Arioste, le livret de Braccioli saisit et restitue
la quintessence, comme l'écrit si justement Frédéric
Delaméa, au gré d'un jeu de miroirs vertigineux : au drame
d'Orlando, bouffi de certitudes et dont la raison vole en éclat
en découvrant la liaison d'Angelica et Medoro, répond la
chute, inéluctable et tragique, d'Alcina, dont les pouvoirs se dérobent.
Encore fallait-il traduire musicalement cet extraordinaire potentiel dramatique,
défi relevé haut la main par le compositeur. Le récitatif
n'est plus le fil blanc autour duquel s'enroulent les affetti comme
autant de perles isolées, mais le fluide vital qui anime tel un
corps puissant et magnifique la partition lyrique la plus aboutie de Vivaldi.
Ce dernier, en somme, s'enracine dans la tradition vénitienne pour
mieux frayer la voie de la modernité. Les airs (et ariosos) ne se
contentent pas de styliser une émotion basique, ils cristallisent
des moments clés de l'évolution psychologique des personnages,
tous d'une épaisseur et d'une vérité peu commune,
à mille lieues de l'opéra napolitain à la mode en
cet automne 1727 et dont les roucoulades pervertissent déjà
le goût du public.
Vivaldi a porté son choix sur de véritables belcantistes,
doublées d'excellentes actrices : Lucia Lancetti (Orlando), spécialiste
des travestis dont il a pu apprécier le fort tempérament
dans son Ipermestra, Anna Girò (Alcina), sa protégée,
qui venait de chanter dans Farnace, mais aussi l'impétueuse
Maria Caterina Negri (Bradamante), futur Polinesso et Bradamante chez Haendel.
Distribuer Orlando est une vraie gageure : des protagonistes aux
figures secondaires, dont aucune n'est bâclée, tous les rôles
ou presque exigent une réelle virtuosité, une intelligence
dramatique aiguë et un engagement de tous les instants (la distraction
ne pardonne guère dans les abondants récitatifs), sans compter
le fait que quatre rôles évoluent dans une tessiture, plus
ou moins large, de contralto. On peut toujours faire appel à des
mezzos ou à des contre-ténors, pour autant qu'ils aient des
graves suffisants, ce qui n'est pas toujours le cas ici. Mais plutôt
que de pinailler d'emblée sur les faiblesses des unes et des autres,
il convient de souligner les mérites, substantiels, de l'entreprise.
La force de cette interprétation tient en un mot : vision, celle
que le chef impose et partage avec sa troupe, celle qui traverse, soutient,
éclaire, travaille et magnifie le drame imparable imaginé
par Vivaldi. Comme le dit en d'autres mots Marie-Nicole
Lemieux, sans ce fil conducteur, cette clé qui révèle
l'intention du compositeur, l'oeuvre pourrait sombrer dans l'ennui le plus
insupportable, désert asphyxiant jalonné de trop rares oasis.
Hyper analytique et nerveux, cérébral et sensuel, Spinosi
explore avec une fièvre contagieuse l'immense nef où s'affrontent,
se désirent et se repoussent héros et anti-héros de
cette fable universelle. A défaut de gosiers exceptionnels, nous
gagnons... le théâtre, si rare au disque, servi par de belles
et fortes personnalités, comme on aimerait en entendre plus souvent
chez Vivaldi, mais aussi Haendel.
Et tout le reste est littérature ? Non, bien sûr, des réserves,
des déceptions accompagnent notre plaisir, mais ne l'entament pas
longtemps. Les archets se prennent un peu trop souvent pour des percussions
: l'effet tourne au système, au tic, agace, mais l'espace de trois
secondes, car le drame nous rattrape. A contrario, on espérait
plus d'impact, de férocité dans les grands airs d'Orlando,
mais ne sommes-nous pas hantés par le souvenir de Marilyn Horne
? Fort, macho et belliqueux, Roland doit-il avoir le physique de l'emploi
? A bas les stéréotypes ! Ecoutons plutôt sa scène
de la folie, colossale et nuancée, drôle et inquiétante
à la fois.
Ces sons dans les joues, ces graves tubés, oui, c'est bien...
Jennifer Larmore. Mais le métal est là aussi, intact, toujours
aussi affolant (rassurons les fans) ou astringent (n'oublions pas les autres),
flanqué d'une émission carnassière particulièrement
redoutable lorsque la Magicienne est supposée s'attendrir sur les
roses et violettes languissantes ("Amorose ai rai del sole"). Mais la séduction
n'a-t-elle qu'un visage ? "Qu'il est beau ! [...] Il me fixe des yeux,
puis se parle à lui-même : de mes regards voici la proie nouvelle".
Larmore est impayable en mante affamée, errante (à l'image
de ses da capo, enfin aventureux !), prête à bondir
sur le très juvénile et délicat Ruggiero de Philippe
Jaroussky, mais sa fragilité longtemps dissimulée étreint
aussi ("Così potessi anch'io").
Le médium du contre-ténor s'est étoffé,
réchauffé, alors que son dialogue avec la flûte ("Sol
da te, mio dolce amore"), tout en morbidezza, joue savamment avec
nos nerfs en effleurant un aigu de rêve... Du grand art ! C'est aussi
ce qu'on retiendra de l'Angelica de Veronica Cangemi. Aux prises avec une
tessiture trop grave (dont elle s'échappe pour un suraigu excessivement
serré - "Chiara al pari di lucida stella"), le soprano argentin
excelle néanmoins en championne de la duplicité, enjôleuse
et déterminée.
Très inégale performance d'Ann Hallenberg (Bradamante),
mezzo clair, au grave sourd et bien trop sollicité, au médium
un peu terne, mais à l'aigu étonnamment brillant (l'hétérogénéité
de la voix est spectaculaire !). Toutefois, le personnage gagne progressivement
en consistance et la vocalise s'affermit. Medoro (Blandine Staskiewicz)
a pour lui un timbre plus corsé et une réelle aisance dans
les passagi, cependant, la voix manque d'ampleur et les poitrinages
sont assez maladroits. Astolfo, en revanche, bénéficie des
moyens autrement généreux et de la maturité de Lorenzo
Regazzo, admirable d'implication dans un personnage a priori plus
ingrat et sacrifié jadis par Scimone.
Vivaldi aurait-il enfin trouvé son Jacobs, son Minkowksi, son
Christie ? Peut-être bien, l'avenir nous le dira. En tout cas, après
La
Verità in cimento, ce nouvel enregistrement confirme de
très précieuses affinités que le chef et violoniste
(coïncidence ?) semble heureusement cultiver. Espérons qu'il
retrouve les chemins du studio, ou, mieux, que les micros de Naïve
captent La Fida Ninfa en live.
Bernard SCHREUDERS
Commander ce CD sur Amazon.fr
Vivaldi%20Orlando%20Furioso" target="_blank">