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Antonio Vivaldi (1678-1741)
GRISELDA
drame en trois actes
sur un livret d'Apostolo Zeno
d'après le Décaméron de Boccace
révision de Carlo Goldoni
Marie-Nicole Lemieux, Griselda
Simone Kermes, Ottone
Veronica Cangemi, Costanza
Philippe Jaroussky, Roberto
Stefano Ferrari, Gualtiero
Iestyn Davies, Corrado
Ensemble Matheus
Jean-Christophe Spinosi, direction
Enregistré en novembre 2005
NAIVE OP 30419 (3 CD)
L’impossible unité
Au risque de détonner dans le concert de louanges qui accueille
déjà cet enregistrement, j’avoue partager les réserves exprimées
en son temps par Christophe Rizoud. En l’occurrence, ce
n’est pas la réalisation qui déçoit, mais
l’ouvrage. Moderne et subversif, riche en situations
paroxystiques et d’une rare violence, l’argument a pourtant
de quoi stimuler l’imagination d’un musicien de la trempe
de Vivaldi. Est est-il dépassé par les
événements, veut-il trop en faire ? L’enjeu
est, certes, colossal et a de quoi mettre ses nerfs à rude
épreuve : après avoir essuyé pendant une vingtaine
d’années le mépris et l’ostracisme des
patriciens de Venise, le maestro voit enfin s’ouvrir les portes
du San Samuele pour la saison 1735. Il est hors de question
d’échouer et tant pis si le succès exige quelques
compromis : le public aura ses cabrioles, ses sauts de registre
vertigineux, ses cascades de vocalises, mais Vivaldi imposera aussi sa
conception du pathos à travers une héroïne de chair
et de sang qui force l’admiration. Du moins c’est le
défi qu’il se pose : construire un drame puissant
autour d’Anna Girò et battre en même temps les
Napolitains sur leur terrain, celui de la surenchère
acrobatique. Mais la sauce ne prend pas : l’opéra y
perd sa cohérence et marche de guingois, hésitant entre
le pur théâtre et … la non moins pure roucoulade.
D’un côté, Griselda, un rôle en or pour
une reine du mélo, et de l’autre, des tours de force
spectaculaires pour une poignée de gosiers éblouissants.
Comme si, en lieu et en place d’un opéra, nous assistions
au long monologue d’une actrice habitée, mais constamment
interrompue par de brillants airs de concert. Admirablement
sculptés et gorgés de vie, les récitatifs ne
peuvent compenser ce manque criant d’unité. Le trait
paraîtra sans doute un peu forcé, mais les moments
où il se passe quelque chose, où la tension point,
où un dialogue se noue (Costanza et Roberto, Costanza et
Griselda), où les affects se libèrent enfin (le chavirant
« Ombre vane, inguisti orrori » de Costanza)
demeurent par trop isolés. Contrairement à ce que nous
pouvons entendre ailleurs chez Vivaldi, la virtuosité n’a
ici d’autre fin qu’elle-même : elle surprend,
éblouit, mais elle n’exprime rien, elle ne sert ni le
drame ni la psychologie de figures à peine esquissées. La
science instrumentale du violoniste n’est jamais prise en
défaut, mais le plus rutilant des accompagnements ne peut
habiller des rôles décharnés. Quinze ans plus
tôt, Alessandro Scarlatti signait une Griselda autrement
ambitieuse et excitante, tant sur le plan dramatique que musical (cf notre critique), mais sans doute trop personnelle pour rallier les suffrages et entrer au répertoire.
Rien d’étonnant si la Griselda
de Vivaldi triomphe lors de sa création : avides de
performances, les Vénitiens en ont pour leur argent.
L’auteur a même engagé des castrats, lui qui ne jure
que par les voix naturelles, et tient la dragée haute à
ses rivaux napolitain avec des airs époustouflants comme le
célèbre « Agitata da due venti »
de Costanza que des artistes aussi différentes qu’Emma
Kirkby et Montserrat Caballé ont tenté de
s’approprier avant que Bartoli ne transforme l’essai et en
fasse un tube, et tous ceux d’Ottone, rôle à
l’ambitus inhumain : « Dopo un orrida
procella », également repris par la diva romaine sur
son album Vivaldi, « Vede orgogliosa
l’onda » et « Scocca dardi l’altero
tuo ciglio », qui semblent tester la résistance des
cordes vocales et du larynx ! Ces exigences faramineuses sont
certainement pour beaucoup dans le fait que l’opéra
n’est guère monté et qu’il n’ait
été enregistré qu’une fois jusqu’ici
(ARKADIA, 1992).
Le ton est donné dès le premier air de
l’opéra, dévolu au ténor (« Se
ria procella sorge dall’onde »), un morceau de
bravoure dont Stefano Ferrari affronte vaillamment les chausse-trape,
même s’il donne aussi l’impression de ne savoir que
faire de cette avalanche de notes qui aurait peut-être davantage
inspiré Richard Croft ou Rockwell Blake. Reste le plaisir de
découvrir un métal ensoleillé et
phonogénique, ce qui n’est déjà pas si
mal ! Autre révélation : l’alto frais,
juvénile et souple de Iestyn Davies (Corrado) qui fait ses
débuts au disque. Un nom à suivre, assurément.
Confrontée à la partie la plus ardue de
l’opéra (Ottone), Simone Kermes tire habilement son
épingle du jeu et fait même assaut
d’élégance, nous épargnant les
maniérismes et cocottes d’un goût douteux qui
entachaient ses précédents apparitions au disque.
Toutefois, ne nous y trompons : ces ornements d’un
goût exquis ne sont pas de son invention, mais de Damien Colas,
qui a confectionné les da capo de cette intégrale. Dans
le rôle-titre, Marie-Nicole Lemieux n’a pas la partie plus
facile : Griselda sollicite avant tout ses talents de
comédienne et requiert un engagement de tous les instants pour
suppléer l’absence de la scène sans verser dans
l’histrionisme –bref, une vraie gageure ! Le contralto
canadien s’en tire assez bien, même si des couleurs plus
contrastées auraient probablement conféré un autre
relief au personnage. Veronica Cangemi (Costanza) et Philippe Jaroussky
(Roberto) forment un couple de rêve : également
beaux, sensibles, agiles et raffinés. Ils ne sont pas
légion les chanteurs – contre-ténors ou non –
capables de transcender une musique relativement anodine (le
très galant « Dal tribunale
d’amore »). Piégée dans une tessiture
trop centrale (« Agitata da due venti »), sa
partenaire sait s’en échapper et n’a vraiment pas
à rougir de l’inévitable comparaison avec Bartoli.
Elle tire de somptueux effets de son grand air « Ombre
vane, inguisti orrori », souverain de ligne et culminant sur
des aigus en apesanteur qui exaltent ce joyau de l’opéra.
Du tout grand art ! Spinosi et sa phalange n’ont plus rien
à prouver dans ce répertoire et achèvent leur
trilogie comme ils l’avaient commencée, si ce n’est
avec un rien d’agressivité en moins, ce dont nous ne nous
plaindrons pas.
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