RECITAL
Edita GRUBEROVA
Franz SCHUBERT
Suleika
Nähe des Geliebten
Klärchens Lied
Rastlose Liebe
Erlafsee
Am Strome
Der Schmetterling
Lied der Delphine
Romanze aus Die Verschworenen
Der Hirt auf dem Felsen
Felix MENDELSSOHN
Das erste Veilchen
Bei der Wiege
Suleika
Neue Liebe
Aus Flügeln des Gesanges
Richard STRAUSS
6 Brentano Lieder
Edita Gruberova, soprano
Peter Schmidl, clarinette
(9-10)
Erik Werba, piano
1 CD Orfeo "Festspieldokumente",
C 635 041 B
Il se pratique en France un jeu assez systématique
qui consiste à guetter d'un oeil affûté les apparitions
d'Edita Gruberova et à les étriller ensuite. Il y a là
beaucoup de parti-pris et autant de mauvaise foi. Fi donc, nous répète-t-on,
de ce petit soprano colorature, qui a l'outrecuidance d'aller chasser sur
les terres réservées des Callas, Sutherland et autres Gencer
! Hautement présentable pourtant dans Mozart (car il faut tout de
même reconnaître à la dame quelques qualités),
reine en ses vertes années d'une certaine viennoiserie, le tournant
à 180° qu'elle a amorcé récemment, consistant
à n'oeuvrer presque exclusivement que dans le monde du
bel canto,
lui vaut aujourd'hui les railleries des nouveaux philologues... et, malgré
tout, le soutien tenace de fans dûment complexés, voire anathémisés
par lesdits philologues ! N'en déplaise pourtant à certains,
Sutherland n'était pas,
stricto sensu, moins "anti-colbrannesque"
qu'elle en Semiramide, et à bien l'écouter dans sa
Rosine
récemment parue par exemple, il vient à l'oreille de tous
qu'elle vaut bien, en terme d'exactitude et de panache, toutes les Bayo
du monde, autrement célébrées et autrement indurées.
Orfeo propose donc aujourd'hui aux afficionados et aux autres
un bel album live de Salzbourg, qui nourrit un peu cet autre pan
de l'art de Gruberova qu'est celui du lied. Il faudra pourtant bien
du courage pour le trouver dans nos terres hexagonales. Votre serviteur
l'a commandé, le vendeur de la grande enseigne consultée
ne "donnant pas là-dedans". C'est peu dire que le disque s'avère
un choc...
Le pari n'était pourtant pas gagné, l'exercice de la mélodie
s'avérant cruel à la plupart des sopranos légers.
Question de tessiture avant tout. Une Popp n'y est ainsi réellement
venue qu'après avoir raccroché ses contre-fa, dans le beau
mûrissement de son timbre qui allait lui ouvrir la voie des blondes
wagnériennes et autres Comtesse straussienne. Sutherland ne s'y
est guère risquée, et il faut remonter voir du côté
des pionnières, les Hempel ou Melba, pour trouver quelques faces
de mélodies chez ces gosiers haut placés (et encore Melba
n'avait-elle guère, en gentille cocotte du XIXème siècle,
que la romance salonnarde dans la voix).
Gruberova a ici l'immense talent d'avoir su bâtir un programme
finement personnel, intelligent, qui ne s'aventure pas en des terres mélodiques
trop souvent arpentées, choisissant dans les immenses catalogues
des trois compositeurs retenus les pages les plus idéalement écrites
pour sa voix, cette voix qui n'a jamais été, en ce début
des années 80 aussi belle, aussi techniquement assumée, aussi
virtuosement menée, aussi riche en couleurs, timbre aux mille éclairages,
étonnamment corsé même (ce que l'on n'attendait pas
forcément) dès le "Suleika" liminaire. Il y a même
ici, suprême paradoxe pour une artiste habituée aux fastes
pyrotechniques, un art très délicatement apprêté
et pudique, un voile de nostalgie qui pare le discours d'un charme hédonistement
passéiste, d'une touche de tons sépia qui tend magistralement
la main à l'art des grandes coloratures passées (écoutez
bien l'attaque charmeuse, ce glissando doux et à peine effleuré
de la plage 5, et vous entendrez, entre deux notes, flotter l'ombre d'Elisabeth
Schumann).
En voix royale donc, ce 14 août 1980, Gruberova s'offre le luxe
de toutes les approches, de tous les coups de lumière jetés
sur chaque pièce comme sur un monde en soi : piani irrisés
(plage 1 & 2), écarts dynamiques virtuoses (plage 3), projection
enflammée, romantisme de braise pour un "Rastlose Liebe" intensément
vécu, art du piqué, de la note pointue et très souplement
faubourienne, prestement encanaillée (plage 7). Il y a même
là un vrai incontournable, un "Pâtre sur le rocher" de Schubert
(plage 10) bouleversant de naturel (c'est-à-dire aussi, naturellement
pauvre en graves), lancé tout d'une pièce, sans afféterie,
au lyrisme émacié sans retenue, brillant, exalté.
Les Mendelssohn renouvellent cette réussite et flirtent
avec les mêmes hauteurs avec en prime un "Aus Flügeln des Gesanges"
(plage 15) très justement aérien, rêveur et presque
rêvé.
Pour les Strauss c'est une autre histoire, qui est celle d'une affinité
élective qui ne sera jamais assez soulignée. Ces "Brentano"
nous les connaissons au moins par trois enregistrements officiels (avec
piano chez Teldec et avec orchestre chez Sony et Nightingale). En live,
l'interprétation de Gruberova tient du coup de maître. On
ne redira pas quelle tenue de ligne, quels dégradés, quelles
colorations l'artiste sait donner à ses mots. On notera simplement
que LA Gruberova prend ici à bras le corps le cycle, qu'elle ne
recule devant aucune difficulté (le "Lied der Frauen" final, puissant,
gigantesque derrière lequel courent les linéaments de La
Femme sans ombre et d' Elektra et que prudente, d'ailleurs,
elle a laissé au disque, chez Nightingale à Judith Howarth)
et l'on donnera en exemple suprême d'un art du chant d'exception
un "Amor" (plage 20) que l'on n'a sans doute jamais entendu mené
de la sorte. Simplement subjuguant, il navigue à vue entre une virtuosité
bruissante, électrisante, incendiaire (Zerbinette n'est jamais très
loin) qui bouscule les tempi, et un chic, un sourire, un suintement
sensuel du mot uniques.
De haute tenue donc, ce récital est, bien plus encore qu'un simple
album d'Edita Gruberova, un album de mélodiste qui devrait figurer
dans toutes les discothèques. Qu'importe alors que Werba mouline
avec une routine convenue ces pages parmi les plus belles du répertoire...
"Qu'importe le flacon..." disait d'ailleurs le poète, car voilà
pour les fans une brassée de fleurs méticuleusement appariées,
et pour les autres une occasion de réévaluer peut-être
la réputation qu'une poignée de critiques patentés
(pas tentés ?) a voulu accrocher un peu vite aux basques d'une vraie,
grande et belle artiste.
Benoît BERGER
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