Voilà le premier volume de ce que l'on peut d'ores
et déjà appeler un monument : l'intégrale au disque
de la musique d'Antonio Vivaldi. La petite maison de disque opus 111 se
lance dans une entreprise absolument titanesque, un peu comme Teldec avec
l'intégrale des cantates de Bach ou Philips et son intégrale
Mozart. On peut juger l'entreprise suicidaire, en effet Vivaldi n'a pas
toujours très bonne réputation, en particulier en France,
certains musicologues allant jusqu'à écrire que le prêtre
roux est le compositeur de 456 concertos différents, ou plutôt
456 fois le même concerto ! Pour couronner le tout, pour ce premier
volume, sorte de " carte de visite " de l'intégrale, on a choisi
une oeuvre religieuse, peu connue, oratorio en latin, de presque trois
heures, et chantée uniquement par des femmes ! Juditha Triumphans
est le seul oratorio de Vivaldi qui nous soit parvenu. Redécouverte
dans les années 20 avec la majorité des autres oeuvres vocales
et religieuse du compositeur, la partition a été composée
pour les jeunes filles de L'Ospedale della pietà, orphelinat où
Vivaldi assumait le poste de maestro dei concerti. Cet établissement,
qui accueillait de jeunes orphelines vénitiennes et les formait,
entre autres, à la musique, était connu pour l'excellence
de son orchestre, son choeur et de ses solistes vocaux. Pour couronner
le tout, Opus 111 nous propose une distribution presque entièrement
inconnue (à l'exception, majeure, de Magdalena Kozena et de
Maria José Trullu) et un chef loin du star-système baroque.
C'est donc avec
une certaine défiance que l'on attaque l'écoute de ce disque.
Mais dès les premières mesures de la sinfonia d'ouverture
(qui n'est pas celle d'origine, perdue, mais que le chef a merveilleusement
reconstituée, exactement dans le ton guerrier pour le premier mouvement
et sensuel pour le deuxième, les deux tons principaux de l'oeuvre)
on est emporté par le son puissant et solide de l'orchestre, la
justesse des tempi et de l'articulation. On a l'impression d'entendre du
Minkowski, sans la précipitation, du Jacobs, sans raideur, du Christie,
sans mollesse, de l'Harnoncourt, sans l'âpreté : le jeune
chef italien parvient à faire la synthèse de tous les grands
baroqueux, sans tomber dans leurs travers. A l'entrée du choeur
le ton ne change pas ; passé l'étonnement d'un choeur guerrier
chanté par 4 voix de femme, l'articulation tendue, la percussion
des consonnes ont une grande force d'évocation. C'est l'Holophernes
de Maria José Trullu qui commence avec un air guerrier : la voix
sombre et ample n'est pas sans rappeler Horne (le style en plus !), la
vocalisation est sûre, l'aigu triomphant. Suit l'air de Vagaus, eunuque,
écuyer d'Holofernes. La voix de Maria Comparato n'a pas la séduction
immédiate de celle de Trullu mais ce mezzo léger, très
agile, possède une très belle vibration naturelle et une
connaissance du style qui lui permet d'aborder le rôle dans les meilleurs
conditions.
Le grand choc de ce premier CD est l'air d'entrée
de la Judith de Magdalena Kozena. On connaissait le timbre de velours et
la ligne sans faille de la mezzo tchèque, mais on pouvait lui reprocher
une certaine froideur dans ses enregistrements précédents.
Ici dès la première phrase, toute critique est impossible
quand à son interprétation : elle nous livre un vrai bijou
de caractérisation, à la fois sensuelle, aimante et angoissée
; cette Judith appelle d'emblée l'admiration et la compassion. Tout
de suite après cette pure merveille vient la grande découverte
de ce volume : Anke Herrmann. Le personnage pur et simple de la servante
de Judith, Abra, trouve en cette jeune soprano ukrainienne une interprète
lumineuse. Le timbre est mordoré, les demi-teintes subtilement colorées,
la vocalisation triomphante et surtout la musicalité pleine d'intelligence
; cette voix n'est pas sans rappeler une Bonney à ses débuts
ou, plus proche de nous, Veronica Cangemi. Pour compléter cette
très belle distribution, la voix noble de Tiziana Carraro sert à
merveille le petit rôle d'Ozias.
Mais tous ces atouts vont-ils faire passer la pilule de
trois heures d'airs à da capo ? Et bien sans aucun mal car l'oeuvre
de Vivaldi est absolument époustouflante. La diversité des
airs, des instrumentations, l'urgence des récit (jamais bavards)
font de cette oeuvre un exemple d'équilibre musical, jamais ennuyeux
; on se surprend même à se jeter sur sa chaîne, le dernier
disque fini, pour réécouter le premier ! Bien sûr la
très belle différenciation des voix dans la distribution
et le superbe continuo participe à cet enthousiasme mais la pièce
est vraiment passionnante de bout en bout ; du très grand bel canto
baroque.
A noter un livret très bien écrit avec,
en particulier, un chapitre passionnant sur les choix interprétatifs
du disque.
En tout cas cette
intégrale commence très bien, vivement les opéras
! (*)
Jean-Christophe Henry
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(*) Voir aussi La Verita in cimento, et
l'Olimpiade
autres volets de cette intégrale Vivaldi qui paraît chez
Opus 111/Naive