Jean-Baptiste LULLY
PERSEE
Cyril Auvity (Persée)
Alain Coulombe (Phinée)
Olivier Laquerre (Céphée/Méduse)
Marie LeNormand (Andromède)
Stephanie Novacek (Cassiope)
Monica Whicher (Mérope)
Colin Ainsworth (Mercure)
Vilma Vitols (Vénus/une
Nymphe guerrière)
Tafelmusik Baroque Orchestra
Tafelmusik Chamber Choir
direction Hervé Niquet
mise en scène : Marshall
Pynkowsi
chorégraphie : Jeannette
Zingg
décors : Gérard
Gauci
costumes : Dora Rust-D'Eye
lumières : Kevin Fraser
Euroarts, 1 DVD, 2054178,
enregistrement live du 28 avril
2004.
"Quelles horreurs ! Quelles alarmes
!"
(
Andromède, Cassiope, acte V, scène 6)
Persée fut composé à l'hiver 1681, au moment
où Lully achetait la charge de Conseiller du Roy qui l'anoblissait
du même coup. Sa neuvième tragédie lyrique fut d'abord
jouée à la ville, au Palais-Royal, puis trois mois plus tard
à Versailles, le 30 juillet 1682. En mai de cette même année,
la Cour s'installait définitivement dans ce qui n'était un
demi-siècle plus tôt qu'un "château de cartes". L'oeuvre
eut un succès énorme et fut reprise jusqu'en 1770 où
une version réduite fut donnée en l'honneur du mariage du
dauphin, futur Louis XVI.
Une compagnie de danse baroque, un excellent orchestre, un chef tout
aussi remarquable : c'est dire si l'on attendait beaucoup de ce Persée.
Pourtant, il faut bien avouer que le résultat est inégal
et un peu décevant, d'un point de vue visuel autant que musical.
L'ouverture, accompagnée de jolies images de Versailles, est
jouée à un rythme effréné, plus précipité
que majestueux. L'effectif des cordes est trop maigre face à la
cohorte de théorbes d'un continuo un peu envahissant, qui ne cessera
d'ailleurs pas de rivaliser avec les chanteurs pendant les quelque deux
heures du spectacle. 127 minutes, me direz-vous, en sursautant ! En effet,
dès la fin de l'ouverture - traitée comme un générique
télévisuel au cours duquel défile la distribution
- la caméra nous porte vers l'étroite scène de l'Elgin
Theater... au début de l'acte I. Certes, l'on comprend que le
metteur en scène reste sceptique devant un panégyrique en
l'honneur de Louis le Grand sans grand rapport avec la tragédie,
mais on ne saurait trop protester contre la disparition du Prologue, choix
d'autant plus inexcusable que celui de Persée est particulièrement
bien réussi : les vers sont plutôt légers - évitant
les "Louis est triomphant" scandés sur cent mesures - et la musique
superbe : il faudra donc retourner à l'excellent coffret de Christophe
Rousset (Naïve) pour bénéficier du duo de Mégatyme
et Phronime et du charmant air de hautbois qui le précède.
Puisque nous sommes dans le chapitre des coupures, signalons au passage
une omission qui tire peu à conséquence : la scène
4 de l'acte III où deux Gorgones tentent de venir à bout
de Persée après la mort de Méduse.
Le plateau vocal est convenable : Monica Whicher emporte l'adhésion
dans un bouleversant "Ah, je garderai bien mon coeur si je puis le reprendre"
(I, 3), dont la ligne mélodique préfigure clairement le "Ah
si la liberté me doit être ravie" d'Armide. Son timbre
agréable, l'importance qu'elle accorde au texte et ses talents de
comédienne s'expriment particulièrement bien dans les scènes
de désespoir et c'est à elle que l'on doit les trop rares
moments d'émotion de cette représentation. Debout dans la
pénombre, toute de rouge vêtue, sa Mérope prostrée
ouvre le dernier acte d'un "O mort ! venez finir mon destin déplorable"
(V, 1) aussi touchant que pathétique. Un moment plus tard, la voilà
complotant avec Phinée, à la fois fragile et implacable avant
de confesser sa faute à Persée, le sauvant de l'assassinat.
En revanche, Marie Lenormand semble sans cesse forcer sa voix mal assurée,
notamment dans des aigus souvent voilés et d'une justesse approximative.
A entendre ses trilles hasardeux et ses faux départs, on en vient
presque à espérer que le serpent de mer de l'acte IV (ici
un gros dragon assez inoffensif et qui se dandine) la dévore sur
son rocher, d'autant plus que son "Dieux qui me destinez une mort si cruelle"
(IV, 5) dénote un manque d'inspiration flagrant. Stéphanie
Novacek campe une Cassiope charmeuse, au timbre plein et presque langoureux.
Son chant gracieux et naturel trébuche de temps à autre sur
des aigus acides et les "r" très agressifs de sa diction, mais ce
sont là des détails. Passons pudiquement sur la Vénus
de Vilma Vitols, qui n'est visiblement pas à l'aise dans ce répertoire
et dont la tessiture est trop basse pour la partie. Du côté
des hommes, Alain Coulombe et Olivier Laquerre allient puissance et justesse,
même si le roi d'Ethiopie est forcé de jouer également
une Méduse ridicule, alliance malheureuse entre une drag-queen et
un adolescent déguisé pour Halloween. Ce passage central
de l'oeuvre est du même coup totalement discrédité
à cause d'un comique grossier. Rappelons que les résidus
de comédie italienne disparurent définitivement de la tragédie
lullyste après Alceste, s'il faut scientifiquement justifier
une opposition scandalisée devant ce qui ressemble surtout à
une faute de goût. Le Persée de Cyril Auvity est assez transparent,
le Mercure de Colin Ainsworth franchement insuffisant à cause d'une
mauvaise maîtrise de la difficile tessiture de haute-contre. La voix
de tête est assez désagréable, le français massacré
et le chanteur lui-même paraît un peu perdu, pour ne pas dire
plus.
La direction de Niquet est vive, l'orchestre en pleine forme. Les attaques
sont claires et précises ; les timbres charnus et un peu rugueux
dans les passages vifs. On louera en particulier les ritournelles et danses,
parfaitement interprétées, et quelques percussions ajoutées
avec à propos. En comparaison, l'enregistrement des Talens Lyriques
(Naïve) semble plus empesé, plus artificiel. Cependant, le
chef a tendance à brusquer l'intrigue et à enchaîner
les mouvements sans laisser à la musique le temps de s'épanouir.
Par exemple, après l'orage qui disperse les jeux junoniens, la symphonie
orchestrale qui annonce l'acte II est expédiée comme une
formalité. De même, pris dans un tempo particulièrement
enlevé, le sommeil de Méduse ne ressemble plus beaucoup à
un sommeil... Cette volonté d'avancer à tout prix dans le
drame le dessert paradoxalement. L'écriture de la tragédie
lullyste - loin d'un Rameau au tempérament si changeant - accorde
une grande attention aux scènes amples et lentement distillées
: que l'on se remémore la grandiose déploration "Alceste
est morte !" de l'ouvrage éponyme ou encore la célèbre
"Passacaille" d'Armide. A force de prendre l'histoire à bras
le corps - certes avec une énergie rarement vue et un enthousiasme
communicatif - Niquet lui fait perdre son fil et sa cohérence, brusquant
la narration, coupant les respirations des récitatifs. Le monologue
"hélas, il va périr !" (II, 4), où Mérope avoue
son amour pour Persée, aurait eu tellement plus d'impact si ce sublime
"Sans songer qu'il ne m'aime pas, je sens seulement que je l'aime" avait
été chanté dans un murmure troublé et hésitant,
avec un soupir juste après. Ici, ce vers sensible est noyé
dans le clavecin trop sonore d'un continuo nourri.
Opera Atelier a voulu revenir à une gestuelle baroque calquée
sur l'iconographie de l'époque, où les chanteurs font face
au public la plupart du temps, même lorsqu'ils dialoguent entre eux.
La direction très théâtrale doit être louée,
même si les chanteurs se surprennent quelquefois à agiter
mécaniquement les mains, comme des pantins passant d'une position
à une autre : les postures sont très artificielles, et ne
coïncident pas toujours avec les paroles, comme si les artistes se
souvenaient après coup des mouvements prescrits. Par contre, les
danses sont absolument magnifiques, les chorégraphies particulièrement
bien élaborées, même si celle des cyclopes de l'acte
II scène 7 est un peu anachronique avec des sortes de bonds de grenouilles
(un futur Platée en vue ?). On ne peut qu'admirer la souplesse,
le savoir-faire et la synchronisation des danseurs qui effectuent un parcours
sans faute, des jeux junoniens du premier acte aux superbes combats de
l'acte V, avec moult assauts d'escrime où Persée résiste
artistiquement à des ennemis sans cesse plus nombreux. La caméra
a toutefois une fâcheuse tendance à privilégier les
gros plans sur les chanteurs et les danseurs au détriment des vues
d'ensemble, ce qui gâche un brin la perception des vastes chorégraphies
et de leur belle symétrie.
Côté mise en scène, le manque de moyens est criant
: loin des perspectives magnifiques sans cesse recomposées dont
on peut se faire une idée en regardant les illustrations de la partition
de Ballard dans son édition de 1722, Gérard Gauci se contente
de deux grands fonds prétendument peints en trompe-l'oeil minimaliste
: 3 arcades de palais ou un jardin (qui ressemble plutôt à
un gros pentacle, vert cabalistique). La tempête de l'acte IV est
jouée devant le sempiternel décor de palais tandis qu'Andromède
se retrouve enchaînée sur une sorte d'igloo de carton gris.
La scène trop exiguë oblige en outre à cacher les choeurs
afin de permettre aux danseurs d'évoluer, ce qui est assez dérangeant
puisqu'ils jouent souvent un rôle moteur dans la pièce (divinités
infernales, nymphes guerrières, peuples d'Ethiopie, ...). Pour les
amateurs d'effets spéciaux, il ne reste pas grand chose de cette
"pièce en machines" qui enthousiasma tant le Mercure françois,
à part Vénus et Mercure qui descendent rapidement des cieux.
Enfin, si à l'époque les costumes à l'antique apportaient
une touche d'exotisme aux représentations, de nos jours, l'habitude
a été prise de jouer les tragédies lyriques en costumes
louis-quatorziens : c'est la cas ici pour les belles robes d'inspiration
XVIIème ou Empire (lors du mariage interrompu de Persée)
des personnages féminins. Malheureusement, les hommes sont, quant
à eux, sanglés dans d'affreuses tenues rappelant celles de
toréadors espagnols - avec boucles d'oreille pour certains s'il
vous plaît ! - bien loin des justaucorps et perruques de la Cour.
Et l'on ne reviendra pas sur les Gorgones en débardeur...
Pour conclure, on retiendra surtout de ce Persée quelques scènes
mémorables dans l'acte premier, et un finale virevoltant. Cependant,
la réalisation manque d'unité et de grandeur : la mise en
scène des deux premiers actes s'avère trop minimaliste pour
véritablement retenir l'attention alors que les vers de Quinault
ne sont pas mis en valeur par des chanteurs pressés par le chef,
et dont le français n'est pas toujours la langue maternelle. Pire
encore, les actes III et IV, pourtant au coeur de l'intrigue, sont traités
par le metteur en scène avec une désinvolture frisant la
vulgarité, que même Hervé Niquet ne parvient pas à
sauver. Heureusement, la conjuration du dernier acte laisse enfin percevoir
une véritable complicité entre la fosse et la scène
qui fait d'autant plus regretter que cette performance honorable mais sans
brio ne soit pas plus aboutie.
Viet-Linh NGUYEN
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