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Gérard Mortier, l’opéra réinventé
Par Serge Martin
Collection Parcours Musique
Naïve édition 2006
TINTIN AU PAYS DES NAZIS
Coïncidence de l’édition, deux ouvrages paraissent
ces dernières semaines, tous deux consacrés de
près ou de loin aux récents directeurs de
l’Opéra de Paris. Après le très
documenté « Opéra de Paris, Gouverner une grande institution culturelle »
où transparaît largement la figure d’Hugues
Gall, l’ouvrage de Serge Martin est dédié pour sa
part à Gérard Mortier : sans prétentions,
l’ouvrage s’articule très classiquement sur une
biographie chronologique de l’actuel patron de
l’institution parisienne, alternant citations et commentaires, le
tout dans un style très journalistique.
Nous y découvrons un Gérard Mortier issu d’un
milieu apparemment modeste (1), élève doué chez les
jésuites et très vite passionné par le
théâtre et bientôt par l’opéra :
il a onze ans lorsqu’il découvre la
« Flûte enchantée » à
l’Opéra de Gand. Entre musique et théâtre,
l’adolescent poursuit ses humanités et se tourne vers le
droit tout en prenant une part de plus en plus active à la vie
culturelle de la ville : il fonde une association de jeunes
amateurs d’opéra, qu’il anime avec passion :
voyages lyriques (2), projections de films d’opéra… Il
commence même à prendre ses premières claques (au
sens propre du terme). Il en conclut aussitôt que « la bourgeoisie réactionnaire s’était approprié l’art lyrique ».
Une audition de l’Air des bijoux, commentée par le
compositeur et chef d’orchestre allemand Hermann Sabbe le
convainc bientôt du « caractère bourgeois de la pièce ».
Dix ans plus tard, appelé par Christoph von Dohnanyi à
l’épauler à la tête de l’Opéra
de Hambourg, Mortier se prend de bec avec le codirecteur dont il
n’apprécie pas les méthodes : « Je n’ai pas prononcé le mot « nazi » mais le message était clair ».
Refusant de s’excuser, Mortier quitte l’Allemagne pour
Paris où il rejoint Rolf Liebermann à un poste mineur de
responsable du planning.
Tout le Mortier actuel est déjà présent : une
grande culture, une détermination sans faille (3), une
volonté de didactisme (4), une exceptionnelle ouverture
d’esprit vers les aspects les plus modernes de la
création, une attirance pour le spirituel, mais aussi une
obsession « antibourgeoise »
très soixante-huitarde, une grande intransigeance, une tentation
de la posture intellectuelle, et une certaine difficulté
à reconnaître ses erreurs.
C’est à la Monnaie que les talents de Gérard
Mortier vont littéralement exploser, transformant un
opéra devenu sclérosé en un des
théâtres de référence de la scène
lyrique mondiale. Sa nomination n’a pourtant pas lieu sans
mal et il faudra que la ministre de tutelle (flamande) menace de
retirer la subvention flamande si un flamand n’est pas choisi
pour diriger l’institution : Mortier saura être plus
sourcilleux en terme de nationalisme étriqué…
ultérieurement !
Le travail est immense : il ne s’agit pas de remettre en
route une institution ronronnante, mais bien de reconstruire de
zéro. Constitution d’un nouvel orchestre, choix d’un
directeur musical, réfection de la salle, en parallèle de
l’élaboration d’une politique musicale de haut
niveau, rien n’échappe à l’énergie du
nouveau directeur. Musicalement, c’est un peu la recette
parisienne de Liebermann, à ceci près que Mortier
n’a que rarement recours aux stars du chant : d’abord
parce que le budget ne lui permet vite plus, ensuite parce que
celles-ci ne peuvent se libérer pour les longues semaines de
répétitions exigées pour ses spectacles. Le
succès est indéniable : rapidement, on vient de
toute l’Europe et en particulier de France. Le fait que ce public
étranger soit à 99% « bourgeois » ne semble pas poser de cas de conscience, dès lors qu’il applaudit ! (5)
Quand Mortier quitte la Monnaie en 1991 pour un nouveau pari fou,
reprendre les rênes du très prestigieux (et très
bourgeois !) Festival de Salzbourg, il aura réussi à
« replacer Bruxelles sur la carte européenne de l’opéra » (6)
L’histoire se répète en Autriche où Mortier découvre « un nationalisme assez borné »
qui ne l’avait étonnamment pas choqué
jusqu’alors. Il y appelle de nouveaux metteurs en scène
(essentiellement d’Allemagne, des Pays de l’Est ou de
Suisse Alémanique) et réoriente le répertoire vers
le XXème siècle qu’il considère comme
supérieur à celui du XIXème. Il redonne sa place
au théâtre qui avait largement disparu des
préoccupations des organisateurs précédents,
produit des créations d’auteurs contemporains et
expérimente des formules mixtes entre les différentes
formes artistiques traditionnelles : c’est un
véritable vent de modernité qui souffle alors sur le
festival, et avec des réussites incontestables : le « Pelléas »
de Wilson, le « Saint François » de
Sellars, « Moses und Aaron », « Doktor
Faust », et bien d’autres, avec cette fois des
distributions de grande qualité à défaut
d’être toujours exceptionnelles.
Mais cette programmation n’échappe pas à des provocations un peu puériles, telle une Chauve Souris « ridiculisant l’arrogante bourgeoisie viennoise »
en réponse à l’arrivée de Haider au pouvoir
(l’intéressé en tremble encore de peur). Un temps
tenté par une démission, Mortier décidera
finalement de rester, faisant sans doute « don de sa personne » à l’Autriche.
Pour son départ, Mortier prépare un dernier coup :
une « Ariadne auf Naxos » pour laquelle le souper
du Prologue devient « une dénonciation de la mainmise bourgeoise sur l’Art », production saluée par des huées au grand dam du directeur. (7)
Détours par Venise, Berlin, Mortier prend en charge les
destinées de l’audacieux Festival de la Ruhr
destiné à redonner une vie culturelle à un espace
de friches industrielles réhabilitées.
Gérard Mortier s’explique également sur sa
méthode et ses goûts :
l’homogénéité des équipes, la
primauté de la musique qui commence dans le choix d’un
chef d’orchestre (plutôt intellectuel, analytique et ouvert
au répertoire contemporain) et dans celui des chanteurs,
même s’il n’embauche de stars que sur des projets
bien précis. Il défend le concept de la dramaturgie
« bête noire de tous les adversaires de l’opéra à l’allemande »,
ajoute apprécier les scénographies les plus
ascétiques possibles et défend sa compétence en
matière chorégraphique par le fait qu’il a
travaillé « avec tous les grands chorégraphes
d’aujourd’hui ».
Successeur d’Hugues Gall à la tête de
l’Opéra de Paris en juillet 2004, Gérard Mortier
reprend la formule qui a fait sa réputation : s’il
déclare n’être responsable que de 50% de sa
première saison, il affirme en revanche assumer totalement la
deuxième. Il indique que sa programmation répond à
une réelle dramaturgie des saisons composée d’un
lien fort sur la saison en cours et de ponts entre les saisons
successives. Compte tenu de la date de rédaction de
l’ouvrage (les entretiens remontent semble-t-il à 2004),
Gérard Mortier n’a pas l’occasion de commenter les
réactions mitigées de la critique et du public parisiens.
Gérard Mortier vise également le renouvellement du
public (8), proposition dont le flou peut être compris de diverses
manières.
Grâce à une nouvelle approche esthétique et
dramaturgique, Rolf Liebermann avait su attirer un jeune public vers le
répertoire classique ; à Salzbourg, Mortier a su
quant à lui donner une légitimité au
répertoire contemporain jusqu’ici plutôt
élitiste. On peut totalement se réjouir de ce genre de
renouvellement.
En revanche, on ne suivra pas Gérard Mortier lorsqu’il convient que le Wolf
d’Alain Platel a fait fuir les spectateurs habituels de
l’Opéra en se réjouissant qu’il ait
attiré par la suite un autre public. Curieux renouvellement en
effet : faudrait-il donc se féliciter qu’un
restaurant végétarien ne serve que des entrecôtes
au motif que le chef cuistot a pris la décision
(forcément courageuse) de renouveler la clientèle ?
Dans ces conditions, il ne s’agit plus de renouveau mais bel et
bien de la confiscation d’un théâtre au
détriment des spectateurs habituels et au profit d’un
nouveau public.
Au fil de ces pages, Gérard Mortier apparaît finalement
comme un être contradictoire, irritant mais attachant et qui aura
marqué l’histoire récente de l’art lyrique.
Malheureusement l’ouvrage reste très superficiel :
nous ne saurons rien de bien profond sur l’homme, sa philosophie,
ses convictions, ses angoisses ou ses espoirs, sa vision de
lui-même et de ses propres contradictions.
Sous des dehors très médiatiques, Gérard Mortier
est d’abord quelqu’un de pudique et secret, et ce livre
n’apporte guère de clefs pour mieux le comprendre.
Placido Carrerotti
(1)
Papa est boulanger-pâtissier dans un quartier populaire de Gand,
mais maman fréquente quand même Salzbourg …
(2) Voyages en Allemagne qui ont laissé des traces dans le choix des scénographes
(3) Une espèce de « Promesse de l’Aube » que Mortier se serait fait à lui même
(4)
Le didactisme peut être positif quand il s’agit de partager
ce qu’on aime, de faire découvrir de nouveaux
horizons : les conférences animées de
présentations animées par Gérard Mortier sont tout
à son honneur ; mais c’est verser dans le dogmatisme
et l’arbitraire quand il ne s’agit plus que d’imposer
ses propres goûts : « Natalie Dessay est une
grande cantatrice mais je ne vois pas d’intérêt
à programmer La Fille du Régiment, fût-ce avec Juan
Diego Florez, parce que je juge la pièce
inintéressante ». Mais qu’en pensent les
élèves – spectateurs (majeurs et
contribuables) ? Sont-ils tous d’accord avec le programme du
professeur Mortier ?
(5)
Il faut avoir vu Mortier faire des ronds de jambes devant une
rombière emperlousée, pour comprendre tout le rapport
schizophrénique que celui-ci entretien avec la grande
bourgeoisie, intellectuellement honnie, mais qui a seule les moyens de
faire un saut en jet pour applaudir un « Saint
François » donné dans un ancien haut-fourneau.
(6)
Ayant été abonné deux saisons à la Monnaie,
je dois néanmoins confesser m’être personnellement
lassé assez vite des productions bruxelloises : je
n’ai en effet jamais assisté à une seule
représentation que j’aurais pu qualifier
d’exceptionnelle. Je me souviens en particulier d’un
« Trovatore » où Manrico et Azucena
étaient reliés par une corde sensée figurer leur
cordon ombilical (kolossale finesse) : certes, il avait fallu 6
semaines de répétitions à Ermanno Mauro et Livia
Budai pour ne plus se casser la figure en s’emberlificotant dans
la ficelle, mais vu le résultat visuel et surtout vocal, je
préfère encore Pavarotti et Sutherland statufiés
devant le trou du souffleur. Quant aux spectacles que Mortier
lui-même cite comme des réussites (« Don
Carlo » ou « La Traviata »), ils
m’ont laissé davantage de frustrations (musicales) que de
satisfactions (théâtrales).
(7)
Gérard Mortier est constamment écartelé entre son
désir de provoquer, et la peine que lui causent les
réactions négatives découlant de cette même
provocation !
(8)
Tarte à la crème du modernisme, ce type de politique
bénéficie systématiquement d’un a priori
positif dans les milieux intellectuels français : vider les
salles est considéré comme un exploit ; les remplir
comme une odieuse compromission.
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