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Piotr Illytch TCHAIKOWSKY (1840-1893)
Eugène Oniéguine
Scènes lyriques en trois actes
Livret de P. I. Tchaïkowsky et K . S. Shilovsky
d’après la nouvelle d’Alexandre Pouchkine
Direction musicale : Valery Gergiev
Mise en scène : Robert Carsen
réalisée par Peter McClintock
Décors et costumes : Michael Levine
Lumières : Jean Kalman
Chorégraphie : Serge Bennathan
Chef des chœurs : Raymond Hughes
Eugène : Dmitri Hvorostovsky
Tatiana : Renée Fleming
Liensky : Ramon Vargas
Olga : Elena Zaremba
Madame Larina : Svetlana Volkova
La Niania Philippievna : Larisa Shevchenko
Le Prince Frémine : Sergeï Aleksashkin
M. Triquet : Jean-Paul Fouchécourt
Un capitaine : Keith Miller
Zaretski : Richard Bernstein
The Metropolitan Opera Orchestra, Chorus and Ballet
Production du Metropolitan Opera, New-York
Filmé en février 2007
Réalisation : Brian Large
2 DVD Decca

Carsen Oniéguine
Il est toujours délicat d’entendre et voir un Eugène Oniéguine
dans une grande salle et avec des « stars »,
l’ouvrage ayant été conçu comme une sorte
d’ « opéra de chambre » et
pensé pour des étudiants de conservatoire.
La réussite de cette production du Met, et notamment la mise en scène de Robert Carsen,
n’en est donc que plus remarquable car elle évite le
côté « grand spectacle » qui
était à craindre et qui ne convient pas vraiment à
un ouvrage qui illustre des destinées de jeunes gens
« simples » non issus de l’aristocratie ou
de l’Histoire. C’est en effet, avec Carmen ou Traviata,
l’un des premiers opéras à le faire et la
scénographie doit renvoyer à cette
« intimité » toute nouvelle pour
l’époque.
L’inverse était donc à craindre, car vaste, la
scène du Metropolitan l’est, ô combien et Carsen ne
cherche pas à restreindre cet espace délimité par
de hauts murs changeant de couleur selon les situations. Il le met
même en valeur par une absence de décors à
proprement parler, et dont ne persistent que quelques chaises et
tables.
C’est un peu froid certes, mais la manière de traiter et gérer cet espace est très ingénieuse.
On retient ainsi le saisissant et splendide tapis de feuilles mortes
aux couleurs automnales du premier acte, tapis qui ménage un
carré vierge de feuilles pour évoquer la chambre de
Tatiana au deuxième tableau, carré qui
s’élargira encore au tableau suivant lorsque
Oniéguine signifiera son refus à la jeune fille
enamourée, comme pour évoquer un vide grandissant.
Le « provincialisme » du Bal des Larina est lui
subtilement traduit : des chaises dépareillées
(comme si on avait rassemblé toutes les chaises de la maison)
délimitent au centre de la scène un espace assez
restreint (comme pour évoquer un « petit »
salon). On retrouvera un pendant de cette trouvaille pour le Bal chez
les Grémine du 3° acte, cette fois ce seront des fauteuils,
tous identiques, qui délimiteront un espace bien plus grand.
On reconnaît là le talent de Carsen à créer
des « images » mémorables qui marquent
l’esprit (évoquons ne serait-ce que Rusalka, Midsummer night’s dream ou Cappriccio).
Le tableau du duel qui se déroule un petit matin hivernal aurait
par contre gagné à quelques flocons neigeux (qui auraient
été le pendant des feuilles mortes), mais on sent que
Carsen a voulu éviter certains clichés associés
à l’ouvrage.
Ainsi, bien peu de danses sur scènes pour éviter une
certaine gratuité du spectacle : tout est concentré
sur les destinées des personnages. Ainsi, lors de la Polonaise
ouvrant le dernier acte (et le Bal des Grémine) on voit
Oniéguine, tout juste sorti du duel où il vient de tuer
Liensky, être changé de tenue par une nuée de
domestiques. La scène est très belle, mais ne serait-ce
pas plutôt Tatiana qu’il aurait fallu voir ainsi se
« muer » en adulte ? Car Oniéguine
n’a pas encore changé, il est toujours aussi bougon et mal
intégré dans cette société dont il se
moque. Car on a ici un Oniéguine presque antipathique au
possible. Au Bal des Larina, il rit à gorge
déployée à la vue de M. Triquet et ses mimiques en
disent long sur ce qu’il pense tant de cette bourgeoisie
provinciale que, plus tard, de l’aristocratie
pétersbourgeoise. Ce n’est qu’au contact de la
« nouvelle » Tatiana qu’il changera
vraiment.
On l’aura compris, un tel parti pris de dénuement
scénique devait être compensé par la direction
d’acteurs, et c’est le cas, ô combien. On pourra en
revanche ne pas être d’accord avec telle ou telle
caractérisation, notamment Olga, assez insupportable en jeune
fille vraiment trop gamine : le contraste avec Tatiana en devient
presque caricatural, mais sans doute la taille de la salle pousse
à outrer quelque peu le jeu scénique pour qu’il
passe jusqu’au dernier balcon. Ainsi,
lorsqu’Oniéguine fait son entrée pour la
première fois, on ne peut que sourire au jeu de Fleming dont les
yeux hurlent un peu trop « C’est lui !
C’est lui ! ».
Mais venons-en justement à cette Tatiana superbement campée par Renée Fleming,
vraiment jeune fille en fleur au premier acte, au sourire triste lors
du Bal des Larina, vraiment femme blessée au dernier acte, avec
des regards désolés sur Oniéguine, et enfin femme
amoureuse lors du dernier tableau. Si on ajoute un Hvorostovsky
extraordinaire de froideur, de distance, de doute aussi, de goujaterie
puis de désespoir avec surtout cette capacité de passer
de l’un à l’autre (de la goujaterie envers Liensky
à la volonté de se raccommoder, de la moquerie
effrontée envers Triquet puis la gêne que ce beau parleur
lui inspire car vantant celle qu’il vient justement de
repousser), on obtient un couplé mémorable qui offre au
dernier tableau une intensité difficilement soutenable (mais au
prix d’une petite fatigue vocale). La complicité qui lie
les deux artistes (et que confirme les bonus du DVD) n’est sans
doute pas étrangère à cette réussite.
On notera enfin, toujours au niveau de la direction d’acteurs, un
Liensky presque prédestiné à être une
victime (peu vindicatif lors du bal, il s’offre presque au
sacrifice pour l’honneur) et un extraordinaire M. Triquet qui,
enfin !, n’est pas traité de manière
caricaturale. On a tant vu de Triquet barbants, excentriques,
homosexuels, tournés en ridicule etc. que c’est un vrai
bonheur de le voir traité comme il est : un homme
distingué, précieux certes, mais cultivé et
apprécié pour sa finesse d’esprit par une
bourgeoisie qui cherche sa valeur aussi auprès de
l’intelligentsia surtout si elle est française. Les
Français étaient en effet hautement
appréciés et leur compagnie recherchée car issus
d’une civilisation au niveau de laquelle la Russie bourgeoise et
aristocratique cherchait alors à se hisser.
La réussite scénique de la production repose aussi sur la
splendeur des costumes qui apportent de la chaleur dans cet univers un
peu glacé (seule petite réserve, les costumes pour le Bal
des Larina où l’on se croirait davantage à la
Nouvelle-Orléans qu’au fin fond de la
Russie… !). On ne peut ainsi oublier la classe des tenues
d’un Oniéguine décidément inoubliable.
Ce qui était à craindre également,
c’était une direction musicale très
« romantique » étant donné la
salle, vaste, et le chef, connu parfois pour les
« boursouflures » qu’il aime distiller ici
ou là (il fait en cela parfois penser à Lorin Maazel). Le
Prélude, extrêmement lent, laisse craindre le pire, tout comme le chœur des paysans, qui se traîne un peu, mais Gergiev
offre rapidement une lecture subtile et finalement assez sobre, avec
une battue souvent lente certes, mais qui lui permet justement un grand
soin du détail.
Gergiev peut se reposer sur un très bon chœur, un
orchestre magnifique (quel pupitre de violoncelles !) et des
chanteurs qui supportent les ralentissements de tempo : ainsi de
l’extraordinaire duo en canon Oniéguine/Liensky avant le
duel, ou surtout, des couplets de M. Triquet, lentissimes, dont
l’aspect « temps suspendu » est absolument
magique (on pense à la Romance de Grétry que chante la
Comtesse dans La Dame de Pique). Jean-Paul Fouchécourt s’y
montre admirable, et depuis Michel Sénéchal, on
n’avait pas entendu de Triquet aussi bien chanté et aussi
mémorable.
Surprenant Gergiev donc, et ce jusque dans les bonus où on le
voit dire au premier violon à l’issue d’une
répétition avec le seul orchestre : « Je
dis toujours à l’administration que nous n’avons pas
besoin de ces répétitions seuls, pour quoi
faire ? », et de téléphoner illico
à la dite administration pour réclamer les
chanteurs…
Justement, venons-en aux chanteurs.
On a vanté les mérites scéniques de Fleming et
Hvorostovsky, on ne peut à présent qu’en vanter les
mérites vocaux.
Elle, qui chante alors son premier opéra russe (ce qui
s’entend certes un peu par une prononciation un poil
pâteuse), est extraordinaire et trouve en Tatiana un personnage
à sa mesure tout comme Mirella Freni le fit en son temps. Elle
est passionnante de bout en bout, la voix superbe (mais le timbre, si
beau, se durcit un peu lors du dernier tableau), le chant
maîtrisé à chaque instant (mais on regrettera
l’ajout d’un aigu inutile dans la scène de la
lettre). Une réussite pour une première incursion en
territoire russe.
Lui par contre, n’en est pas à son premier
Oniéguine, loin de là ! Nous l’avons, en
France, entendu notamment au Châtelet en 94 il y a bien 10 ans et
quel bonheur de retrouver une voix toujours aussi splendide et un
chanteur en pleine maîtrise de ses moyens ! Surtout quelle
finesse dans sa première apparition, dans son – unique
– air devant Tatiana (mais on regrettera l’aigu
rajouté à la fin, Oniéguine est alors froid et
distant et l’air étant presque - et génialement -
« banal », le chanteur n’a alors aucune
raison de faire briller son aigu), quelle implication plus tard sans
jamais que la ligne ne soit maltraitée. C’est absolument
confondant et admirable. L’adéquation entre la voix,
l’acteur et le personnage font décidément de
Hvorostovsky l’un des Oniéguine les plus marquants de
l’histoire.
Le Liensky de Vargas me pose
davantage problème (tout comme l’a fait en son temps celui
de Shicoff). Le timbre manque, à mon goût, de russisme (or
qu’y a-t-il de plus russe que ce personnage pouchkinien par
excellence ?) mais colle admirablement à la conception de
victime qu’a Carsen du personnage. Aussi, ces aigus mats (tout
l’inverse d’un ténor russe) traduisent davantage
l’amoureux désespéré que le jeune homme
romantique fougueux. On regrette par ailleurs un léger manque de
nuances et des aigus parfois pas très justes ; le chanteur
n’en reste pas moins stylé et émouvant.
L’Olga d’Elena Zaremba
a en revanche tout de l’alto russe. C’est très bien
chanté, sans exagération, le timbre est sombre, richement
timbrée mais ça bouge un peu et la chanteuse a un peu
trop tendance à faire la « grosse voix »
ce qui fait plus pencher le personnage vers Ulrica ou Azucena que vers
la jeune fille espiègle qu’est Olga…
Le couple que forment Mme Larina (Svetlana Volkova) et la Niania (Larisa Shevchenko) est très bon, surtout la première. Par contre, on ne trouvera pas le Grémine de Sergeï Aleksashkin particulièrement mémorable, même s’il ne dépare pas dans ce très beau cast.
Notons dans les Bonus du DVD
une interview, à l’issue des saluts, de Fleming et
Hvorostvsky par Berverly Sills, décidément
émouvante jusque dans le simple fait de parler. Mais sommes-nous
encore sous le coup de sa récente disparition…
On trouvera également des extraits de répétition
et des entretiens avec les principaux chanteurs (mais curieusement, pas
avec Carsen) où les fans respectifs de Fleming et de
Hvorostovsky les trouveront tout aussi beaux sur scène
qu’en « vrai » !
Un peu léger tout de même ces bonus, mais
l’intérêt majeur de ce DVD est de montrer,
grâce à la caméra habile de
l’indéboulonnable Brian Large (qui a l’heureuse idée de montrer les coulisses entre les tableaux) que oui, Eugène Oniéguine supporte les grandes scènes, cette production en étant la brillante illustration.
Pierre-Emmanuel LEPHAY
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