Georg Friedrich Haendel
(1685-1759)
Rodelinda
Regian de'Longobardi HW
19
"Dramma per musica" en trois actes
Livret de Nicola Francesco Haym
d'après Antonio Salvi
et Pierre Corneille
Rodelinda : Simone Kermes
Bertarido : Marijana Mijanovic
Grimoaldo : Steve Davislim
Eduige : Sonia Prina
Unulfo : Marie-Nicole Lemieux
Garibaldo : Vito Priante
Il Complesso Barocco
Alan Curtis
Enregistré à San
Martino al Cimino en septembre 2004
ARCHIV 00289 477 5391 (3 CD)
Tout haendélien qui se respecte tendra l'oreille. D'abord,
parce qu'aucune des versions disponibles ne rend justice à l'un
des drames les plus aboutis du compositeur, de la veine d'un Tamerlano
et sacrifié comme ce dernier sur l'autel de Giulio Cesare.
Cette nouvelle parution s'impose donc facilement et malgré d'indéniables
faiblesses - nous allons y venir.
Second attrait, la pochette annonce fièrement la première
version intégrale de l'ouvrageÖ C'est là une accroche pour
le moins discutable quand on sait qu'Alan Curtis mêle différents
états de la partition. Comme d'autres avant lui, il n'entend pas
s'en tenir à la version créée le 13 février
1725, car elle nous priverait du célèbre "Vivi tiranno" de
Bertarido, écrit la même année pour une reprise. En
outre, il restitue l'ultime duo des amants, pièce charmante à
défaut d'être inoubliable, qui fut également ajoutée
à cette occasion. Et de vanter la géniale transition imaginée
par Haendel qui supprime la ritournelle conclusive du duo et celle qui
introduit le choeur final. Fort bien, mais est-ce une raison pour couper
le sifflet des tourtereaux, leur dernière note, inaudible, étant
recouverte par l'entrée précipitée du choeur ? On
a connu le musicien plus scrupuleux... Par contre, on lui saura gré
d'avoir préféré le remaniement de "Sono i colpi",
l'air d'Unulfo au I, plus raffiné et suggestif dans sa mouture en
mi mineur.
Hélas, Alan Curtis n'a jamais été un homme de théâtre,
de la trempe de Minkowski ou de Jacobs, pour ne citer que ces deux chefs,
aux partis pris parfois excessifs et contestables, mais qui osent prendre
des risques et ont marqué ce répertoire. Il ne faut pas compter
sur l'ex-pionnier américain pour nouer les fils d'une intrigue,
ménager tensions et suspens, explorer la richesse des caractères,
etc. Du sang, des larmes, de la fureur ou du désespoir, de la passion
? Le chef parle une autre langue et ignore ces obscénités.
Aucun élan, aucune vision ne porte l'ouvrage, réduit à
une succession de numéros, un comble pour ce modèle de construction
dramatique ! Flatté par une prise de son généreuse,
Il Complesso Barocco se montre pourtant plus alerte qu'à l'accoutumée
et nous offre quelques beaux moments, mais le naturel reprend vite le dessus,
tel un mal chronique et incurable (le flegme... ou la flemme ?), à
l'image de ce "Vivi tiranno" nonchalant et d'une insipide tiédeur,
là où on attend un rythme vif et implacable. Ce n'est même
pas, en l'occurrence, le sens du drame qui vient à manquer, mais
simplement l'énergie...
En revanche, Curtis multiplie les attentions pour sa prima donna,
soutenue, enveloppée, caressée par un orchestre en pâmoison
dès qu'elle s'épanche. Il faut admettre que le goût
immodéré de Simone Kermes pour les contre-notes fait ici
moins de dégâts que dans d'autres ouvrages (Deidamia
ou Lotario). Son métal
lunaire, ses aigus adamantins épousent à merveille le climat
mystérieux et glacé du lamento "Ombre piante" comme
le timide espoir de "Ritorna, o caro e dolce moi tesoro". Toutefois, l'artiste
ne peut embrasser le rôle dans toute sa complexité : ce n'est
pas tant son tempérament, que ses limites vocales - à commencer
par la monochromie et la pauvreté du médium - qui l'empêchent
de convaincre dans la révolte ou même l'abandon amoureux.
Difficile d'oublier les tendres accents de Sophie Daneman, Rodelinda sans
doute trop frêle et diaphane, mais bien plus humaine (VIRGIN CLASSICS).
Bertarido devra, lui aussi, attendre son heure. Plus hétérogène
que jamais, la voix de Marijana Mijanovic irrite autant qu'elle fascine.
Il ne suffit pas de posséder un des contraltos les plus androgynes
qu'il nous ait été donné d'entendre depuis Carolyn
Watkinson, ni d'afficher une forte et belle personnalité pour convaincre
: "Pompe vane di morte... Dove sei, amato bene" surexpose un manque flagrant
de soutien, une instabilité heureusement moins préjudiciable
dans les pages virtuoses (dépourvue de notes longues), même
si "Confusa si miri" manque de hargne et nous laisse quelque peu sur notre
faim. En revanche, une invention de tous les instants caractérise
les cadences, la chanteuse ayant la bonne idée de reprendre les
ornements mis au point par Emmanuelle Haïm pour le festival de Glyndebourne
2004. Les duos sont musicalement très réussis, mais guère
lyriques, les timbres de Kermes et Mijanovic se mariant particulièrement
bien - union sans nul doute facilitée par leur commune absence de
rondeur et de moelleux.
L'Eduige de Sonia Prina ne laissera pas de souvenir impérissable.
La mère indigne de Lotario (Matilde) la trouvait nettement
plus inspirée et les raffinements de son chant faisaient alors oublier
la légèreté du matériau et une tessiture fort
courte. Gageons que Marie-Nicole Lemieux aura mûri son rôle
avant de l'endosser à Toronto la saison prochaine, car elle promet
beaucoup ! L'ambre est splendide, la musicienne rayonnante et subtile à
la fois ("Un zeffiro"), les récitatifs frémissent et nous
tiennent éveillés, mais l'instrument doit encore s'assouplir.
Le choix de Steve Davislim pour incarner Grimoaldo est, quant à
lui, indéfendable. D'aucuns apprécieront la qualité
du grain et la sensibilité du poète ("Pastorello d'un povero
armento"), mais nous n'évoluons pas dans l'Arcadie précieuse
des salons. Héritant d'un rôle en or, riche et ambigu à
souhait, taillé pour l'étoffe exceptionnelle de Borosini
(créateur du superbe Bajazet de Tamerlano), le ténor
se révèle d'une exaspérante mollesse, vocaliste laborieux,
avare d'aigus, il est incapable d'esquisser le début d'une composition
: tant son air de fureur ("Tuo drudo è mio rivale") que son intense
monologue du trois ("Fatto inferno il mio petto"), dévitalisés,
tombent à plat. Comment croire un instant aux doutes qui tenaillent
l'usurpateur quand ses carences vocales retiennent toute l'attention ?
En revanche, si Vito Priante ne possède pas l'envergure requise,
le baryton ne manque pas de panache et l'artiste parvient à brosser
un portrait crédible du vil Garibaldo. En voilà un au moins
qui jette toutes ses forces dans la bataille ! Mais pourquoi donc les parties
écrites pour les grandes basses haendéliennes, Montagnana
et, en l'occurrence, Giuseppe Maria Boschi sont-elles si souvent négligées
? Si les stars dédaignent ces filons, il ne manque pas de jeunes
talents prêts à les servir, basses ou baryton basses, peu
importe l'étiquette, pour autant que les voix soient larges, longues
et vaillantes et le style assimilé...
Pour découvrir Rodelinda - mais en entrevoyant à
peine son formidable potentiel - cette interprétation est à
l'heure actuelle la plus recommandable, à moins que vous ne dénichiez
chez un brocanteur ou dans le grenier de votre grand-oncle la gravure de
Brian Priestman (Vienne, juin 1964, 3 disques chez Westminster) dont l'affiche
aujourd'hui fait rêver - Teresa Stich Randall (Rodelinda), Maureen
Forrester (Bertarido), Alexander Young (Grimoaldo), Helen Watts (Unulfo)...
Bernard SCHREUDERS
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