ELENA SULIOTIS
Donizetti, Anna Bolena
Scène finale
Verdi, Macbeth
Nel di della vittoria...
Verdi, Luisa Miller
Tu puniscimi, o Signore...
Verdi, Un ballo in maschera
Morro, ma prima in grazia
Elena Suliotis, soprano
Orchestra dell'Opera di Roma
Oliviero di Fabritiis
DECCA "Classic Recitals", 475
6235
Combien d'apprentis verdiens n'ont-ils pas été "déniaisés"
aux reflets de bronze de son abyssal "Prodosse guerriere" ? Qui n'a pas
appris son récitatif avec elle et son tétanisant "Ben io
t'invenni, o fatal scritto" ? Qui enfin ne s'est pas laissé aller
aux délices de la cantilène dans les pas de son "Anch'io
dischiuso" ? Parce qu'elle a longtemps été l'une des seules
Abigaïlle régulièrement disponibles, Elena Suliotis
restera pour beaucoup un morceau essentiel de l'imaginaire lyrique. "Tu
es Elena et sur toi je bâtirai mon amour de l'opéra"... Aujourd'hui,
celle en qui l'on avait voulu, par le jeu des dates, mettre tous les espoirs
d'une génération qui voyait s'éclipser Callas, s'en
est allée, dans le quasi-oubli de l'éloignement de la scène...
dans l'étonnement aussi, car honte à nous, trop attachés
à nos souvenirs, nous ne nous souvenions plus qu'elle vivait encore.
L'OVNI donc s'en est retourné dans sa galaxie de fulgurances
vocales, et par l'étonnant effet des vases communicants nous revient,
comme un tardif hommage, ce récital DECCA capté dans la prime
jeunesse de la chanteuse. On a souvent glosé sur "la" voix de Suliotis,
sur "ses" voix plutôt. Rarement sans doute aura-t-elle été,
comme ici, en septembre 1966, aussi fière d'émission, aussi
franche de projection, aussi irrévocablement assoluta, en
quatre extraits qui ouvrent à vif des tranchées dans le paysage
lyrique.
Avec Suliotis, toujours, l'on est en terres d'empirisme vocal. A chaque
personnage, à chaque situation même, sa voix. Quand ici ladite
voix est si artistement menée, le régal est permanent. Que
faudra-t-il alors retenir de cet album historique de fait ? L'équilibre
des registres évidemment qui rapidement se détériorera.
De Bolena on saisira la délicatesse de la cantilène,
la rigueur de l'émission, le sfumato des abellimenti
et cette capacité à relacher du bout des lèvres la
ligne de l'extrême aigu piano. On en gardera aussi la cabalette,
son grave bouillonnant, brûlant, son aigu si peu orthodoxe mais tendu,
jeté avec panache à la face de la "copia iniqua". De Macbeth
il faudra saisir au vol l'éphémère audace du récitatif,
la fulgurance de l'ut, la flamme sanglante de l'air et la virtuosité
tétanisante de la cabalette, encore. Luisa sera presque en retrait,
seulement impeccable après ces deux absolus chefs-d'oeuvre. Il y
aura enfin dans le Ballo les mirages d'un legato languide,
abandonné, cet art unique de la souffrance, de la larme musicale,
cette ligne suant la mort et le renoncement.
Il faudra surtout oublier, en écoutant ce disque, les exigences
de ce que l'on croit savoir du bel canto. En cela sans doute Suliotis
a été la digne suiveuse de Callas, sacrifiant le son, la
seule plastique vocale au respect impérieux du mot, du drame. En
cela sans doute Suliotis restera longtemps l'une des grandes figures, l'une
des icônes même, de l'art lyrique.
Autour de l'artiste il y a de bien probes partenaires qui s'accrochent
au sillage de feu de ce météore, anonymes cherchant un peu
leur place dans les béances que Suliotis laisse derrière
elle. Un seul regret seulement: les quarante minutes de l'album, un peu
chiches, et tellement plus encore en regard de l'expérience que
constitue cette rencontre avec le chant. Courez-y vite pourtant, écoutez-le,
réécoutez-le, tremblez et pleurez au son de cette voix que
nous avons laissée partir. Et s'il est vrai que les meilleurs s'en
vont toujours les premiers, avec un tel monument élevé à
son art sublime, Suliotis n'est pas prête de disparaître.
Benoît BERGER
[Lire aussi l'hommage rendu à Elena
Suliotis dans notre rubrique "Actualités]
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