Rappelons d’abord que les voix d’enfant recouvrent les mêmes
tessitures que les voix féminines : le plus souvent soprano, parfois
mezzo-soprano, plus rarement contralto. Leur larynx est plus petit que celui de
l’homme, les cordes vocales des enfants et des femmes sont, quant à elles, plus
courtes, plus minces, leur voix est naturellement aiguë. Les cordes vocales de
l’homme sont plus longues, plus grosses.
Des multiples paramètres qui singularisent une voix, nous
retiendrons les seuls qui soient directement influencés par la castration : le
larynx, les cordes vocales, et le souffle. Idéalement, l’absence de mue doit
permettre de réunir les caractéristiques suivantes :
- le larynx, qui doit
normalement descendre d’environ deux centimètres, conserve sa position haute ;
il ne se développe pas : d’une part, il reste un tiers ou un quart plus petit
que celui de l’homme, la pomme d’Adam n’apparaît donc pas, d’autre part, il ne
s’ossifie pas, mais reste cartilagineux, c’est-à-dire d’une grande plasticité,
cette formidable souplesse va faciliter le passage du registre grave au registre
aigu de la voix ainsi que l’exécution d’acrobaties vocales ;
- l’évolution des cordes
vocales est entravée ou en tout cas freinée, les cordes de castrats
autopsiés étaient d’une longueur intermédiaire entre, d’une part, celles du
garçon et de la femme
et, d’autre part, celles de l’homme ; elles restent minces,
mais gagnent en tonicité, elles sont plus musclées que
celles d’un enfant ; en outre, les cordes vocales,
attachées au larynx, restent plus proches des cavités de
résonance (pharynx, bouche, fosses nasales), ce qui devrait
avoir pour effet de conserver la pureté incomparable,
l’éclat si particulier de la voix de garçon que la
voix féminine ne possède pas – le larynx
féminin baisse légèrement à la
puberté ; enfin, la pression et la durée
d’accolement des cordes vocales chez le castrat étant
souvent fort développées, sa voix devait avoir un mordant
particulier.
Toutefois, si le larynx et les cordes vocales n’évoluent pas
ou pratiquement pas, le reste du corps se développe :
- les cavités pharyngo-buccales
d’un castrat sont plus grandes que celles d’un enfant, ce sont celles d’un
adulte ; or ces cavités influencent le mordant de la voix, son volume et la
couleur du timbre, ainsi, lorsqu’elles sont plus vastes, la voix s’assombrit ;
les cavités vont donc atténuer la clarté du son produit par le larynx, il en
résulte un timbre unique, ni masculin, ni féminin, plus proche sans doute de
celui de l’enfant ;
- souvent de grande taille, les
castrats ont une cage thoracique particulièrement bien développée, atout capital
dans la respiration, qui demeure la base du chant ;
- le travail assidu, jamais
interrompu depuis l’enfance permet un développement optimal des muscles
inspirateurs et expirateurs et les castrats utilisent probablement de manière
parfaite la respiration costoabdominale profonde, plus régulière et plus souple
que la respiration essentiellement costale des femmes ou que la respiration
abdominale des enfants.
Ces qualités étaient idéalement réunies dans la
voix de Farinelli, la plus belle voix de castrats à en croire ses
contemporains : elle se déployait sur trois octaves et aucune difficulté
technique ne semblait pouvoir l’arrêter.
Des chercheurs viennent d’exhumer à Bologne les restes du célèbre castrat avec
l’espoir que leur étude nous en apprenne un peu plus sur l’origine de ses
prouesses vocales, sur sa condition physique après la castration, etc. Gageons
qu’ils s’abstiendront de tirer des conclusions hâtives et surtout de les
généraliser à tous les castrats.
En réalité, une poignée de castrats, à peine quelques
dizaines sur des milliers, réunissaient en leur voix les qualités qui sont
aujourd’hui attribuées à tous. Quant aux autres, lorsqu’ils ne perdaient pas la
beauté de leur timbre juvénile, ils n’étaient ni meilleurs ni plus mauvais que
la plupart des chanteurs naturels, le mot est terrible, mais cruellement
nécessaire. Nous oublions le prix exorbitant payé par des innocents pour
réaliser le rêve ou les ambitions des adultes. Comment peut-on oublier que la
majorité des castrats étaient avant tout des chanteurs d’église et que
quelques-uns seulement menaient une carrière d’opéra internationale ?
Il faut pouvoir sereinement
démystifier la voix des castrats, reconnaître, partitions
et témoignages en mains, que seule une partie limitée du
répertoire conservé pose de réelles
difficultés techniques (Porpora ou Broschi, par exemple), au
détriment, souvent, de la qualité musicale proprement
dite. N’oublions pas non plus que les plus folles cadences, les
vocalises les plus échevelées étaient
improvisées et n’ont jamais été
notées : les nostalgiques du
belcanto ignorent en grande partie ce qu’ils regrettent.
A l’exception des pays germaniques et d’Europe centrale, qui
réclamaient de la pyrotechnie et des notes suraiguës, le public de l’opera
seria prisait surtout, dans les voix, la rondeur et le velours du médium.
L’exhibitionnisme vocal, la virtuosité gratuite et de mauvais goût de nombreux
castrats ont heurté le public et justifié des réformes au nom de la musique, de
l’expression. Les plus grands traités d’art du chant accordent la première, la
plus grande importance à la pureté de l’intonation, à la beauté du son et non à
la virtuosité ou à la puissance, une exigence apparue au dix-neuvième
siècle!
Même parmi les rares chanteurs adulés dont le nom nous est
parvenu, certains manquaient de technique (Guadagni ou Rauzzini) ou d’étendue :
la voix de Senesino, qui créa, pourtant, la plupart des grands rôles de Haendel,
n’excédait pas la tessiture du contralto. A trop rêver sur la beauté de timbres
qui resteront inouïs, nous risquons de passer à côté des trésors que peut nous
offrir le présent ». Sur ce point aussi, nous n’imaginons pas l’importance du
travail. Après la disparition des grandes écoles de chant, lorsque les castrats
ont quitté la scène, le belcanto décline en très peu de temps, il n’est
plus qu’un souvenir : Berlioz, Mendelssohn et bien d’autres sortent consternés
de la Chapelle Sixtine. Les castrats ont la voix stridente, ils chantent faux et
chevrotent !
Ce qui nous fait défaut pour aborder le répertoire baroque,
ce n’est pas tant les belles voix que la science du belcanto, l’art
d’ornementer avec goût un air, l’imagination et la musicalité extraordinaires
qui présidaient à la création des chefs-d’oeuvre de Haendel, Jommelli ou
Vivaldi.
L’apparition, il y a une vingtaine d’années, de
chanteurs baptisés « sopranistes » a engendré une certaine confusion.
Ces sopranos masculins ne sont pas des castrats, même si d’aucuns jouent sur
l’ambiguïté. La
plupart des sopranistes sont en fait des contre-ténors au registre de fausset
beaucoup plus étendu. Toutefois, certains, de par un déficit de testostérone
(syndrome de Morsier-Kallman, une forme d’hypogonadisme), ne connaissent pas de
mue et semblent donc plus proches des castrats. Paolo do Nascimento qui était
mezzo, a laissé quelques enregistrements (Lyrinx) et apparaît dans le film
Les liaisons dangereuses de Stephen Frears. Si la technique semble
rudimentaire, sinon précaire, le timbre, particulièrement étrange, ne ressemble
à rien de connu et n’évoque certainement pas le fausset des contre-ténors.
Enfin, le terme « sopraniste » est aussi parfois utilisé pour
désigner les garçons sopranos, ce qui ne fait qu’ajouter à la confusion du
vocabulaire. Néanmoins, il convient de s’arrêter à la voix de l’un d’entre eux.
Bejun Mehta n’a eu le temps d’enregistrer qu’un récital, chez Delos, en 1982. Ce
disque révèle un chanteur d’une maturité exceptionnelle pour son âge (quatorze
ans) et l’on comprend l’enthousiasme d’un Leonard Bernstein. Bejun Mehta déploie
une splendide mezza voce, une fusion des registres grave (poitrine) et
aigu (fausset) tellement périlleuse chez les chanteurs adultes, et qui était
particulièrement appréciée chez les castrats. Sachant que certains parmi eux
débutaient dans des rôles mineurs dès l’âge de douze ou quatorze ans, il ne me
semble pas absurde de rapprocher le chant de Bejun Mehta de celui d’un jeune
castrat dont le corps et en particulier la cage thoracique ne se sont pas encore
développés. Des années après cet enregistrement, le neveu de Zubin Mehta a
renoué avec ses premières amours et commencé une brillante carrière de
contre-ténor.
[ -lire la suite- ]
|