Principaux créateurs : Fanny Eckerlin
(Enrico), Adelaide Catalani (Elisa), Giuseppe Fosconi (Pietro), Giuseppe Spech
(Guido).
Le fait que l’on ne possède pas une
partition complète de l’œuvre a induit la maison d’édition Garzanti à ne pas en
inclure le livret dans son volume Tutti i libretti di Donizetti. En
revanche, l’édition originale du livret imprimée pour la création au Teatro San
Luca de Venise existe et nous permet le commentaire qui va suivre.
(Musicalement, on ne connaît que
l’ouverture, enregistrée par la firme Bongiovanni dans son troisième volume des
« Sinfonie » donizettiennes, et l’Aria d’entrée d’Enrico figurant dans
l’anthologie A Hundred Years of italian opera : 1810-1820 , publiée par
Opera Rara.)
Sinfonia.
Une introduction discrète installe un « clima misterioso », selon la juste
expression de Carlo Vitali, un climat de mystère comme pour annoncer celui qui
entoure l’identité du personnage principal. Le thème de note rebattues plus
animé qui lui fait suite sonne un peu à la Rossini mais l’auditeur
attentif perçoit rapidement la différence. Au lieu de l’éclat habituel, on sent
comme une tension, une menace, nous rappelant que nous allons entrer dans un
opéra semiserio qui, malgré l’appellation, est plus qu’à moitié
sérieux.
Acte premier
Premier tableau :
Un endroit boisé au pied des Alpes. Une cabane praticable, une pierre
tombale, un château perché sur des rochers escarpés et un torrent se précipitant
des montagnes, forment ce premier décor, on ne peut plus romantique. C’est
l’aube, un choeur de pasteurs se rend à sa tâche, Pietro (basse), un ermite,
sort de la cabane et se lamente sur le sort de la malheureuse Agnese ensevelie
près de là [Aria]. Le choeur arrive sur scène et tente de consoler Pietro. On
apprend par Nicola, un brave paysan, que Agnese, épouse de Pietro, fut victime
de mystérieux ennemis. Ils sortent tous deux et Enrico (mezzo-soprano) paraît,
soupirant après son Elisa aimée qui n’est pas encore revenue [Aria]. Une
introduction orchestrale animée semble traduire l’angoisse exprimée dans la
Scena successive, reprenant selon la tradition le même thème que l’introduction.
La Cavatina de l’Aria, rêveuse à souhait, mélancolique, voit Enrico demander à
la brise de voler vers celle qui l’aime puis de revenir pour lui dire où elle se
cache… et si elle soupire encore pour lui ! En attendant, c’est l’orchestre qui
soupire, dans un délicat ondoiement des cordes berçant l’auditeur, ému de tant
de grâce chaleureuse, de passion si délicate.
Après une Scena de raccord où l’espoir
de revoir Elisa renaît, fleurit une charmante et fort gracieuse Cabaletta. Les
donizettiens reconnaîtront dans son motif principal, celui du plus bel air de
l’opéra Anna Bolena : « Al dolce guidami, castel natio », tiré du grand
Finale. Il est d’ailleurs intéressant d‘entendre cette première mouture au
rythme modérément enjoué, pour la comparer à sa version définitive bien plus
lente : cette sublime rêverie si nostalgique, si désespérée, ultime refuge de la
pauvre Bolena, qui délire consciemment
,
pour ainsi dire, et tente de s’évader en un planant égarement romantique… pour
le plus grand bonheur des auditeurs, oubliant tout pour la suivre !
Pietro revient et Enrico, qui est son
fils, fait allusion à son passé glorieux en lui demandant ce qui l’a poussé à
devenir ermite. Pietro lui désigne les fruits d’un arbre voisin et Enrico
constate qu’ils ne sont pas encore mûrs : il faut comprendre par cette métaphore
que le moment d’intervenir n’est pas venu. Malgré cela, Enrico affirme sa
vaillance et se déclare de taille à défendre son père avant de sortir... Comme
pour faire écho à ces paroles, survient un chevalier que Pietro reconnaît et
serre entre ses bras. Brunone (bar.) s’étonne de ne pas voir Agnese et Pietro
lui explique que la pauvre femme périt après avoir sauvé Enrico du poignard
fratricide d’Ulrico. Brunoro lui annonce alors que ce dernier, usurpateur du
trône de Bourgogne, est mort et que son fils Guido lui succède. Les Bourguignons
espèrent renverser Guido et attendent le retour de l’héritier légitime du trône…
Pietro appelle alors Enrico et lui révèle qu’il n’est pas son fils mais celui du
dernier comte de Bourgogne et que le moment est venu de venger son assassinat.
Pietro entre dans la cabane et en revient en remettant à Enrico l’épée de son
noble père [Terzetto].
Deuxième tableau :
La grande salle du château des comtes de Bourgogne à Arles.
Gilberto, bouffon de la cour
(baryton?) explique son état et le fait que l’humeur du comte est en train de
changer... [Aria buffa]. L’usurpateur entre, sombre, et interroge le bouffon à
propos de ce que les Grands pensent de lui, Gilberto est embarrassé et ses
flatteries maladroites ne font que conforter en Guido le sentiment qu’il est haï
de tous [duettino].
Troisième tableau :
Une salle dans l’appartement de Elisa.
Les grands du royaume ne comprennent
pas sa tristesse, le jour de ses noces [Coro]. Elisa (soprano) leur parle de ses
tourments sans les dévoiler [Aria]. Restée seule avec sa fidèle Geltrude (mezzo-sop.?),
elle lui confie qu’elle aime un pasteur des Alpes et que son père l’ayant
découvert, la conduisit de force en ce château. Entre temps, Guido s’éprit
d’elle et le père d’Elisa, avant de mourir, fit jurer à sa fille de l’épouser !
Guido fait alors son entrée et elle ne retient pas son mépris mais il conserve
son calme, espérant qu’un trône saura éblouir et amadouer la belle Elisa
[Duetto]. Ils sortent. Geltrude revient et commente le sort de la malheureuse
Elisa…mais voilà qu’elle entend les clameurs de la pompe nuptiale ! [Recitativo].
Quatrième tableau :
La grande place d’Arles ; au fond, le château des comtes de Bourgogne, à
droite se dresse une église majestueuse, parée de festons. [Coro]. Alors que
le cortège s’apprête à pénétrer dans l’église, Pietro et Enrico paraissent et
Elisa, reconnaissant Enrico, s’évanouit dans les bras de Geltrude. Coup de
théâtre et incertitude générale, idéale pour un ensemble concertant !
[Sestetto con Coro nel Finale I :
Guido-Enrico-Gilberto-Pietro-Brunone-Geltrude].
Guido interroge Enrico qui est sur le
point de se dévoiler fièrement mais Brunone intervient et sauve la situation en
faisant taire Enrico. Les soupçons de Guido augmentent et tandis que Elisa
revient à elle, chacun exprime son trouble dans un second ensemble concertant.
Résolu, Guido entraîne Elisa vers l’autel : Enrico s’interpose !... Les soupçons
de Guido se tournent vers Elisa, Brunone intervient mais Guido ordonne à Enrico
et à Pietro de quitter les lieux. Des sentiments contrastés de fureur contenue
et de malaise général animent la “Stretta” du Finale.
Acte second
Premier tableau :
Une pièce à l’écart dans le château ; il fait nuit.
Brunone et les notables trament la
conspiration [Coro]. Pietro entre et Brunone révèle qu’il est le chevalier de
Bonsteten, celui qui a sauvé Enrico, légitime héritier du trône. Pietro exhorte
les autres à la vengeance [Aria con coro].
Deuxième tableau :
La grande salle du château comme au premier acte.
Enrico, enveloppé dans un long manteau
s’avance furtivement et tombe sur… Gilberto. Il veut l’obliger à le conduire à
Elisa et le bouffon souligne avec humour le risque de l’affaire au cas où Guido
les surprendrait ! mais quelqu’un s’approche, Gilberto cache Enrico. Guido
entre et envoie Gilberto chercher Elisa, bien décidé à réaliser par la force ce
qu’un amour inexistant ne peut accomplir. Elisa méprise sa douceur comme ses
menaces et lui lance au visage l’horreur qu’il lui inspire, appelant même cette
mort qu’il lui promet [Aria].
On pourrait s’étonner d’avoir ici un
air, ne permettant pas, par conséquent, une confrontation entre les
antagonistes. Il est en effet rare de trouver cette situation dans laquelle un
personnage clame ses griefs à un autre sans que ce dernier « ne bouge », selon
l’expression familière. Rappelons, d’autre part que le troisième tableau de
l’acte I offrait déjà un duo d’opposition entre les deux personnages.
Seul avec Gilberto, Guido lui ordonne
d’apprêter à nouveau la fête du mariage, avec l’aide de Brunone, mais, lorsque
tout sera prêt,
« Alors… si jamais… si elle osait…
Tu m’as bien compris… »
…Sous-entendus fébriles et lourds de
sens pour celui qui les faits mais que le pauvre Gilberto accepte sans y
comprendre quoi que ce soit !
Il se lance alors dans une tirade
[Aria buffa] sur la complexité des femmes, « nées uniquement pour le désespoir
de tous ». Il a alors cette longue métaphore filée, un peu cliché mais
savoureuse :
« La femme est un grand volume,
Dont la couverture est arrachée :
Et bien insensé est celui qui présume
Donner un jugement sur l’ouvrage,
S’il ne va pas auparavant à l’index.
Chapitre premier :
L’inconstance
Suivi de…
le vice des belles…
Le caprice, l’arrogance,
Et mille autres bagatelles
De qualité diverse.
Il se garde
bien de généraliser mais conclut tout de même que s’il s’en trouve une
« Digne de foi et au bon cœur :
Ou bien la pauvre est morte,
Ou alors elle n’est point née encor.
Troisième
tableau : Une salle dans
l’appartement de Elisa comme au premier acte.
Elisa médite
sur son malheur ; Enrico entre, le reproche aux lèvres et Elisa doit le
détromper. Ils tombent dans les bras l’un de l’autre et Enrico l’encourage à
espérer... [Duetto] mais Gilberto entre, bientôt suivi de Guido, de Brunone et
du choeur des nobles parmi lesquels se cache Pietro. Chacun demeure comme
pétrifié et ce coup de théâtre voit l’action suspendue durant le premier
mouvement de l’ensemble concertant [Sestetto]. Guido accuse Enrico, Elisa et le
tremblant Gilberto mais n’obtient pas de réponse à sa question quant à
l’identité d’Enrico. Il donne l’ordre d’arrêter Enrico mais Pietro s’avance pour
le défendre et chacun s’accuse pour sauver l’autre. Brunone espère encore les
sauver… tous expriment leur perplexité tandis que Guido donne libre cours à sa
fureur et que les gardes entouent Enrico et Pietro [Stretta del Sestetto].
Après le départ
de tous Elisa reste un instant seule et défaite mais Geltrude revient et la
rassure : des hommes d’armes ont attaqué les gardes et sauvé Enrico et Pietro [Scena].
Guido, seul, exprime à quel point sa rage le perturbe « Incertaine, éperdue /
Mon âme délire…/ (…) L’accès de souffrance m’enlève à moi-même… ». La cause de
cette douleur est l’amour qu’il interroge : « Pourquoi d’une telle rigueur /
T’armes-tu pour me déchirer le cœur ! » [Cavatina]. Le choeur de gardes entre et
annonce que le château est attaqué par une troupe guerrière, tandis que le
peuple a pris les armes et reconnaît en Enrico l’héritier légitime de la
Bourgogne. Guido se ressaisit, prêt au combat ; ils sortent [Cabaletta].
On entend des
bruits de bataille mêlés aux vivats du peuple. Geltrude se demande ce qu’ils
annoncent et prie le ciel de distinguer les innocents des coupables ! [Scena].
Quatrième tableau :
La grande place d’Arles comme au premier acte.
Un incendie s’empare du château et va
grandissant au point d’illuminer toute la scène. Les citadins et les soldats
donnent la mesure de leur soif de vengeance et annoncent que l’opresseur est
tombé [Coro]. Ils saluent l’entrée d’Enrico [Marcia]. Celui-ci veut faire cesser
toute vengeance, préférant contempler l’affection de son peuple et de ses amis
qui l’entourent [Cavatina dell’Aria finale]. Pietro, Brunone et Gilberto
conduisent Elisa et Geltrude, Enrico les presse contre son coeur en s’écriant :
« Ah, cet instant compense / La cruauté du destin. ». Il invite tout le monde à
goûter le bonheur retrouvé [Cabaletta dell’Aria finale].
La même compagnie lyrique donne un
mois plus tard la farce Una Follia, parfois intitulée La Follia
di carnovale ou encore Il Ritratto parlante (le portrait parlant) et
dont il ne nous reste rien si ce n’est l’ouverture.
Celle-ci sort du moule rossinien mais elle comporte un curieux crescendo que le
donizettien averti ne peut attribuer à Rossini : une sorte de chaleur
sympathique difficile à définir. C’est l’occasion de recourir pour la première
fois à une comparaison inattendue mais efficace : Rossini est du champagne sec
et Donizetti est de l’asti spumante au goût de raisin prononcé et « amabile »,
c’est-à-dire doux, sucré !
Quant au reste de la partition et au
livret, il est dommage de ne pas connaître la manière dont Donizetti a traité,
pour la première fois, le thème de la folie qui l’inspira pour tant de
chefs-d’oeuvre !
Selon certains auteurs, Enrico di
Borgogna aurait été représenté par la même compagnie au Teatro Sociale de
Bergame vers la fin du mois de décembre 1818, offrant ainsi au jeune compositeur
une sorte de consécration locale. L’information semble douteuse puisque la
compagnie Zancla quitta Venise pour Mantoue et que le journal de Bergame ne
signale que les représentations de l’Aureliano in Palmira de Rossini, la
Lodoiska de Mayr.
Le début de l’année 1819 ne vit pas
Gaetano reprendre la plume pour l’opéra mais pour de la musique sacrée et
instrumentale. Un quatuor à cordes comporte d’ailleurs en marge, un charmant
dialogue entre le compositeur et une belle inconnue du nom de Giuditta Paganini.
Certaine phrase en français peut sembler assez suggestive : « Veux-tu donc faire
avec moi une chose ?… », mais clair est le commentaire final de la main de la
mystérieuse Giuditta : « Felice e infelice Gaetano Donizetti. Sorella e fratello. »
(heureux et malheureux G.D. – Frère et sœur).
L’été suivant, Gaetano accepta de
participer à la manifestation musicale clôturant les cours de l’école de Mayr.
Les biographes ont longtemps ajouté la composition à la liste des opéras de
Donizetti. En réalité, il contribua seulement à ces Piccioli virtuosi
ambulanti (Les petits musiciens ambulants) en écrivant l’ «
Introduzione » et en empruntant une « Scena ed Aria con coro » à son nouvel
opéra, Le Nozze in villa . On ne sait quand fut établi le contrat pour
ces Noces à la campagne mais l’emprunt réalisé pour le pastiche de Mayr
nous signale au moins que l’œuvre était terminée (ou au moins en cours de
composition) à ce moment. Pour une raison inconnue, la création dut attendre
plus d’un an, puisqu’elle eut lieu lors de la saison de carnaval 1820-21 (à une
date tout aussi inconnue).
Ces Noces à la campagne, opéra
bouffe en deux actes sur un livret de Bartolomeo Merelli d’après Kotzebue,
semblent avoir été bien accueillies. La société Opera Rara de Londres,
spécialisée dans l’exhumation d’opéras oubliés, travailla sur les seuls
documents disponibles (une copie manuscrite de la partition conservée à la
Bibliothèque nationale de Paris
et un livret d’une reprise à Gênes en 1822) et enregistra un beau trio qui nous
fait entrevoir la manière typiquement donizettienne, toute de grâce romantique,
de conduire un ensemble.
Yonel Buldrini
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