Un dossier proposé par Yonel Buldrini |
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Le tableau compare à la fois le découpage dramatique et le choix des morceaux musicaux chez Mercadante et Verdi. On constate des similitudes mais également des divergences révélant à quel point Mercadante est fidèle, en 1843, à l’esthétique romantique, dont Verdi s’est évidemment bien affranchi en 1857-58. La différence la plus flagrante est le refus de Verdi d’utiliser comme Finale de son opéra, le grand air final pour le personnage protagoniste, formule qui faisait délirer de plaisir le public de l’époque romantique. Autre détail significatif, chez Mercadante on n’aura pas ce verdien parfum de sarcasme se dégageant lorsque les conjurés croient l’époux trompé (fin Acte II). Plus traditionnellement et linéairement romantiques, pour ainsi dire, Cammarano-Mercadante forcent simplement le trait sur la déception et la vengeance. Anticipation verdienne en revanche, est la présence d’une Aria pour Hamilton (Acte III), tandis que chez Auber, à peine Amélie est-elle sortie qu’entrent les conjurés. Chez Mercadante, le duc Hamilton reste seul, moment idéal pour un air d’amertume ! Autre anticipation (n’existant pas chez Auber), le mourant parle à l’assassin, lui montrant l’ordre écrit éloignant les époux Hamilton. Lorsque l’on écoute tranquillement ce Reggente, sans parti pris pour Verdi, on découvre beaucoup de belles choses… …Comme cette musique gracieuse accompagnant l’entrée d’Oscar. Précisément, on notera avec intérêt que la Ballade d’Oscar du premier acte est non pas simplement insouciante comme celle de son cousin verdien, mais ambivalente. Elle offre en effet un couplet sombre à souhait pour décrire les noires invocations de la sorcière, puis un refrain espiègle traduisant les malicieuses paroles : « Aucun destin n’est pour elle inconnu ! / Elle est de connivence avec Belzébuth ! ». Notons également que si Verdi fait d’Oscar un soprano léger, Mercadante demeure fidèle à la tradition romantique de confier les rôles de jeune garçon en travesti à des mezzo-sopranos. Mercadante réussit particulièrement l’Invocation à Satan de la sorcière Meg. De graves accords aux cordes ponctués d’irruptions de la flûte aiguë tentent de dessiner une athmosphère infernale un peu cliché, certes, mais évocatrice à un point inusité à l’époque. Le curieux accompagnement des cordes n’est pas d’ailleurs sans évoquer celui des airs d’Azucena, la sorcière d’opéra la plus célèbre (Il Trovatore). Brusquement présentée chez Verdi, Amelia se voit ici gratifiée de l’inévitable (et plaintive) cavatine d’entrée : elle y confesse son amour coupable avec de mélancoliques envolées donizettiennes ! On est également charmé par le soin apporté aux Récitatifs, plutôt évolués en « Scena » (où l’orchestre ne ponctue plus mais exécute une mélodie indépendante du chant), par exemple celui, tortueux, lugubre, sur lequel Meg explique où et à quelle heure comment cueillir l’herbe magique : Amelia se ressaisit car elle voit une perspective d’échapper à sa souffrance et -triomphe de la convention romantique- se lance dans une cabalette de jubilation ! Une autre Scena efficace, trouble et insinuatrice, nous montre Meg offensée par les sarcasmes des conspirateurs Howe et Kilkardy. Pas d’ironie gracieuse du souverain ne croyant pas à la prédiction, mais des Pizzicati, le roulement de timbales caractéristique, et, joyau de l’opéra italien, l’ensemble concertant, lancé par Hamilton. Concertato qui s’épanche, s’illumine avec l’entrée de Murray-Meg-Oscar, ponctué par les conjurés Howe et Kilkardy… tout est suspendu, magie de ces concertati où plusieurs personnages expriment simultanément des sentiments différents sur des lignes de chant souvent divergentes !… et tout cela s’harmonise à merveille. ACTE II Une divergence curieuse, l’air d’Amelia n’intervient pas sur le « lieu sauvage aux alentours d’Edimbourg » mais chez elle ! Plutôt qu’une cavatine régulière c’est un dramatique Arioso tendu (un des thèmes de l’ouverture, en notes rebattues à la Rossini) exprimant le dramatique déchirement d’Amelia. Elle frémit plus encore en entendant les notes lointaines d’une émouvante et mélancolique Romance du Régent (on est loin des chants religieux de Clemenza di Valois !). Entrée des suivantes et vertigineuse cabaletta d’espoir d’Amelia, qui espère trouver l’oubli. Le rideau tombe sur le tableau. A partir de Simon Boccanegra, Verdi a aboli la séparation traditionnelle et pourtant efficace de l’ « Aria » en « cavatine » lente, et « cabalette » vigoureuse. Il compose un air unique mais plus malléable, selon les sentiments exprimés par le personnage. Mercadante étant ici inspiré, son air d’Amelia non seulement « fonctionne » mais est impressionnant ! On est cette fois dans le « lieu sauvage aux alentours d’Edimbourg » pour le grand duo Duetto entre ténor et soprano : a) Un poignant Arioso d’Amelia explique comme elle a dû obéir à son père ordonnant le mariage avec Hamilton… d’autant qu’il tendait déjà la main pour la maudire…argument irrévocable de l’opéra italien ! b) Un Arioso amer du Reggente lui répond, puis Amelia se joint à lui, faisant un effort pour cacher sa flamme : « Si je puis invoquer Dieu, / Qu’il me défende de moi-même. » Cela donne un superbe Larghetto rêveur à deux, la musique les unissant et réalisant idéalement l’amour qu’il ne peuvent échanger ! Abandon élégiaque de l’amour romantique impossible et l’auditeur « plâne » comme sur une mélodie de Bellini ! (c’est cela l’opéra romantique italien !). c) Le Larghetto s’interrompt et s’enchâsse dans la Scena agitée qui suit : le Reggente soupçonne l’amour toujours vivant d’Amelia et la presse de l’avouer !… d) C’est la Stretta finale du duo, scellant la jubilation du Régent et l’angoisse d’Amelia : « Ton mot, Amelia, m’entrouvre le ciel ! » (ah ! ce bon Cammarano ! c’est bien là du pur vers d’opéra romantique italien !). Et Mercadante s’envole à la suite de ses personnages et compose un fort beau duo, passionné mais varié dans son expression musicale, et tenant en cela la confrontation avec celui de Verdi, essentiellement passionné… brûlant de passion, même ! Pas de sarcasmes des conjurés découvrant Amelia, nous l’avons dit, mais un non moins riche et intéressant grand ensemble concertant conduit par un Hamilton déçu et amer… Ponctuée par les autres, l’entrée d’Amelia dans l’ensemble est angélique de lassitude romantique des douleurs de la vie, de renoncement : Mercadante traduit tout cela et touche au sublime !… ACTE IIIScena e Duetto Hamilton-Amelia. a) Un impressionnant Arioso accompagne l’accusation terrible de Hamilton qui va la frapper de son épée... b) Larghetto : prière Amelia qui demande à revoir son fils. Hamilton, ému, n’a plus la force de faire justice… c) Scena e Stretta finale : pas d’invitation au grand bal portée par Oscar mais par un domestique, ce qui supprime la petite note légère et insouciante et rallume en Hamilton son sentiment de vengeance (Stretta finale) ; en contrepoint, désespoir d’Amelia qui abandonne la lutte : « Ah ! hélas sur cette terre, / Il n’y a plus de justice ». Un beau duo, différemment efficace que le fort bel air pour Amelia placé par Verdi à cet endroit. L’air d’Hamilton dénote son amertume extrême ; le rythme ondoyant de valse est déjà verdien ! Il s’agit de l’un des morceaux les plus profonds et réussis de l’opéra. Cette « Nuova ferita », (nouvelle blessure ) qu’il dit recevoir et motive l’air, est l’horrible soupçon qui vient de naître en son esprit lorsqu’il pense à fuir avec son fils : « Col figlio mio fuggir ?… [Fuir avec mon fils ?…] (Il s’arrête, tout à coup) Col figlio… mio !…[Avec… mon… fils !…] ». La syntaxe italienne augmente le suspense en pouvant placer « figlio » en premier, puis faire peser tout le doute sur le « mio ! ». …Et la censure a laissé passer cela ! d’autant que le bon Cammarano a pratiquement mis les points sur les « i » dans la didascalie qui suit : « (Le frémissement convulsif avec lequel il prononce ces mots, et ses traits bouleversés révèlent quel horrible soupçon agite son esprit ; il se couvre le visage de ses mains tremblantes, et un sourd gémissement s’échappe de sa poitrine.) » On ne retrouve pas ce sentiment de soupçon chez Verdi-Somma. Scena : les conjurés entrent sur un thème de l’ouverture. Le tirage au sort de celui qui va frapper le Régent n’est pas effectué par Amelia mais par l’un des conspirateurs…Mercadante attaque un crescendo laborieux… on est loin de l’efficacité si concise mais mordante de Verdi. Pas d’Hymne vindicatif mais en revanche, on entend avec plaisir Hamilton se lancer dans une bonne vieille cabalette de vengeance ! C’est une régulière cabalette fonctionnelle, même si elle n’atteint pas au mordant héroïque d’un Donizetti, qui, au même moment où Mercadante donnait son Reggente (1843), nous régalait de ce genre de vibrantes cabalettes de vengeance pour baryton (Maria di Rohan) ou ténor (Caterina Cornaro). Tableau final du bal masqué. Pas de grand air pour le ténor comme chez Verdi : Mercadante le garde pour la fin ! L’orchestre attaque une polka un peu guindée mais sympathique, reprise par le choeur. L’air d’Oscar n’est pas centré, comme chez Verdi, sur son espiègle refus de communiquer le déguisement de son maître mais, grimé en magicien, il déclame la bonne aventure à qui veut l’entendre, sur un envoûtant rythme de valse... (tant pis pour la couleur locale !) puis, lorsqu’une dernière insolence achève de confirmer les soupçons des courtisans, on le démasque : confus, et animé d’une feinte indignation, il affecte le ton emphatique… d’Oscar (!), se tournant lui-même en dérision dans un galop endiablé repris par tout le bal. Aria finale pour ténor. La première partie de l’air (cavatine) du Régent est une sorte de mélancolique méditation d’adieu. Une scena intéressante lui fait suite, exprimant l’angoisse d‘Amelia (autre thème de l’ouverture) qui le presse de fuir le terrible danger qu’il court… Pas d’ultime duo d’amour-adieu comme chez Verdi mais rapide et violent, le meurtre, par la main d’Hamilton. On note pourtant une différence : Hamilton frappe le Régent devant Amelia et les seuls conjurés ; ceux-ci voudraient le conduire avec eux lorsqu’ils se dispersent, au moment de l’arrivée des courtisans. Il refuse mais le Régent l’empêche de se dénoncer et lui fait lire la feuille l’éloignant, ainsi qu’Amelia, en tant qu’envoyé à la cour d’Angleterre. Dans sa lente et poignante cabaletta finale, il demande à Hamilton, lorsqu’il reverra l’homme qui l’a frappé (!), de lui dire à propos de son épouse, qu’… « Ella è pura… ed innocente Come un angelo del ciel !… » (Point n’est besoin de traduction). Il leur dit adieu, pardonne à l’assassin et expire… le rideau tombe sur le cri de douleur de tous les assistants, suivi d’une sobre charge orchestrale typique de Mercadante. Chez Verdi, qui veut toujours aller à l’essentiel –et le plus rapidement possible- Riccardo, mourant, n’a qu’un bref Arioso. La solution adoptée par Mercadante n’est en rien inférieure : la Cabaletta finale, ou grand air conclusif pour le protagoniste était très prisée à l’époque romantique de ces années 1830-40, et bon nombre de chefs-d’œuvre s’achèvent ainsi, et, pour ne citer qu’un exemple, pensons à la sublime cabaletta finale pour ténor dans Lucia di Lammermoor. Verdi lui préférera des ensembles ou des trios mais l’a tout de même utilisée dans Oberto (1839), Nabucco (1842) et I Due Foscari (1844)… œuvres donc contemporaines de notre Reggente (1843) ! On peut dire aussi que le comte Riccardo d’Un Ballo in maschera n’avait pas besoin d‘air final. Verdi caractérise si bien son ténor-héros par la musique qu’il lui écrit, qu’il dépasse toute époque, tout costume et tout statut : un grand seigneur, tolérant et malicieux, passionné mais noble jusqu’au sacrifice d’un amour qui est toute sa vie. Il ne s’agissait nullement d’organiser un duel Mercadante-Verdi, en partie à cause de la concurrence aussi évidente (et écrasante !) que constitue un chef-d’œuvre verdien, mais d’établir une passionnante comparaison entre des musique destinées à habiller les mêmes situations, à décrire les mêmes sentiments. Lorsque l’inspiration rejoint le métier, on constate la validité des « vieilles formules » de Mercadante et c’est une belle satisfaction.
Gustavo III Re di Svezia
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