Gustavo terzo, un autre Ballo...
Un dossier proposé par Yonel Buldrini
 
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  De Gustavo Terzo à Un Ballo in maschera

Le Teato Apollo, lieu de création du Ballo de Verdi

Tableau des "balli" in Maschera

Les années 1851-53 avaient vu fleurir des chefs-d’œuvre tels Rigoletto, Il Trovatore et La Traviata. En 1855, Verdi donnait à l’impossible Opéra de Paris Les Vêpres siciliennes et en 1857, créait la première version de Simon Boccanegra et la refonte de son Stiffelio en Aroldo… que les mauvaises langues ne manquèrent pas de surnommer : « Lo Stiffelio riscaldato » (le Stiffelio réchauffé !).

Au début de l’année 1856, il avait signé un contrat avec le Teatro di San Carlo de Naples, auquel il pensait destiner un sujet shakespearien lui tenant particulièrement à cœur et qu’il travaillait fébrilement depuis trois ans avec son ami vénitien l’avocat Antonio Somma (1809-1865) : Il Re Lear (King Lear, Le Roi Lear).

Rappelons que Naples, avec trois théâtres lyriques importants, était le siège d’une tradition d’opéra séculaire, atteignant son apogée avec Rossini puis Donizetti qui lui donnèrent nombre de chefs-d’œuvre. « L’homme du nord », comme on y surnomma Rossini, fut pourtant accepté (il était en fait originaire du centre de l’Italie !), comme le fut Donizetti, (véritable nordique, lui, puisque né à Bergame, en Lombardie !), mais Naples demeurait hostile à Verdi, en la personne des compositeurs en place… Mercadante en tête. Après la création d’Alzira en 1845, il n’y retourna que pour celle de Un Ballo in maschera… qui n’eut d’ailleurs même pas lieu dans cette ville ! 

Le Teatro San Carlo ayant engagé des chanteurs ne convenant pas à Re Lear, Verdi pense à Ruy Blas de Victor Hugo, puis il envisage un drame espagnol : Il Tesoriere del re Don Pedro… qui finit par ne plus lui plaire !

Enfin, il écrit au directeur du Teatro San Carlo, Vincenzo Torelli, le 19 septembre 1856 : « Je suis dans la désolation !  En ces derniers mois, j’ai parcouru une infinité de drames,(parmi lesquels certains sont très beaux !), mais aucun ne convenant à mon cas !  Mon attention s’était arrêtée un drame très beau et intéressant : Il Tesoriere del re Don Pedro, que je fis immédiatement traduire ; mais en en réalisant l’esquisse pour le réduire à des proportions dignes d’être mises en musique, j’y ai trouvé des inconvénients tels à en abandonner l’idée. A présent, je suis en train de « réduire »[1] un drame français : Gustavo III di Svezia, livret de Scribe, et fait à l’Opéra il y a maintenant plus de vingt ans. Il est grandiose et vaste ; il est beau ; mais celui-ci aussi possède les procédés conventionnels de tous les opéras, chose qui m’a toujours déplu, mais qu’à présent je trouve insupportable. Je vous répète que je suis dans la désolation, parce qu’il est à présent trop tard pour trouver d’autres sujets, et d’ailleurs, je ne saurais plus où aller fouiller : ceux que j’ai sous la main ne m’inspirent aucune confiance. » Las, le pauvre Verdi propose alors de monter à Naples d’autres opéras adaptés à la « compagnia di canto » (les chanteurs engagés), repoussant la création d’une œuvre nouvelle à l’année suivante. Ce sera Re Lear, avec bien sûr, « une compagnia adéquate, qui, comme vous le savez, est indispensable. » précise-t-il enfin au directeur. L’arrangement n’a pas lieu et Verdi doit se retourner vers ce Gustavo qui ne le satisfait qu’à moitié… Par ailleurs, Torelli le met en garde contre la possibilité de conserver les noms et lieux de l’action… mais le « poeta » (le librettiste) étant en veine, Verdi préfère lui laisser finir le travail… « Puis, on pensera à changer le sujet, écrit-il, Dommage de devoir renoncer à la  pompe d’une cour comme celle de Gustave III, et puis il sera bien difficile de trouver un duc de l’envergure de ce Gustave !  “Poveri poeti e poveri maestri”, (pauvres librettistes et pauvres compositeurs) », conclut tout de même Verdi, qu’enfin on reconnaît bien là !

Le 21 octobre 1857, il envoie le livret en prose afin de recevoir l’approbation de la Censure. Pendant ce temps, Somma élabore les vers et Verdi commence à composer. En novembre, il a entre les mains le livret complet. A son habitude, il ne manque pas de requérir à Somma tel ou tel changement, visant à une plus efficace expression dramatique et n’hésitant pas à comparer les vers de Somma avec ceux de Scribe qu’ils trouve plus forts. Il lui déclare, à propos d’une situation : « Dans le drame français elle est terrible mais fort belle ; dans la poésie que vous m’avez envoyée, elle ne m’émeut pas de la même manière !… il y a quelque chose qui ne va pas… les personnages ne sont pas bien mis en scène ; la parole n’est pas évidente, et ce beau moment passe presque inobservé. » Les choses procèdent si bien qu’à la fin du mois de décembre Verdi a terminé sa partition. Cela ne veut pas dire qu’il est inconscient du problème posé par la mise sur scène d’un roi libertin… l’expérience de François Ier, interdit de Rigoletto, pour ainsi dire, est bien vivante en sa mémoire !  Antonio Somma propose de transporter l’histoire au XXIIe siècle, mais Verdi réplique « C’est une époque aussi grossière, brutale, spécialement dans ces pays, qu’il me semble faire un grave contresens en y mettant des caractères coupés à la française comme Gustave et Oscar, et un drame aussi brillant et fait selon les coutumes de notre époque. Il faudrait trouver un principotto [ah ! la précision des diminutifs italiens !], un bon gros prince, un duc, un diable ; même du Nord, mais qui ait vu un peu du monde et respiré l’odeur de la cour de Louis XV. »

Le 4 janvier 1858, Verdi quitte Busseto, accompagné de sa fidèle compagne Giuseppina Strepponi et se rend à Gênes, ville bien aimée, d’où il prend le bâteau pour Naples qu’il atteint le 14.

S’il avait pu savoir que la veille, un nationaliste italien avait attenté à la vie de Napoléon III, il aurait imaginé le redoublement de méfiance d’une censure placée face à un régicide !  Par ailleurs, une petite précaution a tout de même été prise car le titre de l’opéra n’est plus Gustavo Terzo mais Una Vendetta in dominò, et Verdi remet le livret en vers aux autorités du San Carlo, puisqu’on l’a assuré que la censure avait approuvé le canevas en prose envoyé en octobre.

C’est là que les choses se gâtent… En effet, le directeur Torelli avait caché à Verdi le net refus de la Censure, pensant par là, le laisser venir tout de même à Naples !

Et là, dans son dos, un obscur réviseur concocte les changements : Verdi n’en sait rien, attend encore et toujours et, avec les expressions cassantes qui le caractérisent, déclare à Torelli en jouant sur la proximité de deux mots : « C’est une affaire qui dure trop longtemps et qui m’a l’air d’une plaisanterie [“scherzo”], pour ne pas dire d’un d’un affront [“scherno”]. Ne serait-il pas préférable et plus convenable d’en venir à une quelconque solution ? ».

Mis au pied du mur par la « solution », le pauvre Verdi l’énonce au bon Somma :

« 1°) Changer le protagoniste en seigneur ;

2°) Changer l’épouse en soeur ;

3°) Modifier la scène de la sorcière, la transportant à une époque où l’on y croyait ; 4°) Pas de bal ;

5°) Le meurtre doit avoir lieu hors scène ;

6°) Eliminer la scène des noms tirés au sort. Et puis, et puis, et puis !… ».

Verdi est hors de lui devant ces modifications qui ôtent au livret sa personnalité et ses effets, comme celui du tirage au sort de celui qui exécutera le roi, scène « la plus puissante et la plus neuve du drame », commente Verdi, à juste titre.

La direction du Teatro San Carlo propose une Adelia degli Adimari transférant l’action à Florence en 1385 (!) mais Verdi refuse et cite la direction devant le Tribunal de Commerce…Il surnommera même rageusement cette version dans ses lettres : Adelia degli Animali, jouant sur la proximité phonétique entre le nom de famille ADIMARI et le nom ANIMALI, ce qui signifie : Adelia des Animaux !!

C’est ainsi que se fit jour dans l’esprit du Maestro, de donner son opéra plutôt à Rome, d’autant qu’une compagnie théâtrale y joue précisément le drame de Scribe Gustavo Terzo, accepté par la Censure pontificale !  Quant à Naples, Verdi proposera son Simon Boccanegra au San Carlo. Mais les Napolitains réagissent et prennent parti pour Verdi, s’opposant au gouvernement à un point tel que le roi lui-même (dont le propre frère, le Comte de Syracuse, épouse la cause de Verdi) juge bon de délier Verdi de son contrat ![2]  Entre-temps, le célèbre éditeur milanais Ricordi avait informé Verdi de s’engager à donner son nouvel opéra au Teatro alla Scala, ce que le Maestro refuse énergiquement, son animosité contre ce théâtre remontant à nombre d’années. Le Tribunal de Commerce de Naples se fait consigner les deux livrets, Una Vendetta in dominò et la pauvre Adelia degli Adimari « pour voir si la différence pouvait porter préjudice à la musique » et conseille un accomodement. Verdi donnera son Boccanegra, c’est tout ce qu’il concède : le nouvel opéra sera créé à Rome. Le 23 avril Verdi s’embarque pour Civitavecchia, près de Rome puis rejoint Busseto le 1er mai.

La Censure romaine, nous l’avons vu, avait permis les représentations du Gustave III en pièce de théâtre parlée et donc on comprend Verdi qui en aurait profité pour transposer (à nouveau !) l’action de son opéra Una Vendetta in dominò de Stettin, en Poméranie, à Stockholm !… Mais une surprise (vraiment inattendue, celle-là) attendait Verdi : la Censure pontificale refusait le régicide sur scène… tout en l’ayant accepté pour la version parlée !!

Décidément maudit, ce bal masqué  devait multiplier les travestissements…(ce qui est un comble pour un bal masqué !), puisque la Censure proposait un nouveau livret : Il Conte di Gotemburgo…(au moins, retournait-on en Suède !).

D’ailleurs, s’il était besoin de démontrer la vigilance de la Censure romaine, il suffit d’observer cette même saison du Teatro Apollo devant voir la création de Un Ballo in maschera. Sur quatre opéras proposés, trois voyaient leur livret travesti !  La mystérieuse Giovanna di Guzman de… Verdi (!)  n’était autre que I Vespri siciliani et, au plus profond de La Foresta d’Irminsul de Bellini (?!), il fallait reconnaître la pauvre Norma. Seul le Buondelmonte de Giovanni Pacini, complétant la saison, semblait intact.

L’horizon semble enfin s’éclaircir car l’impresario ou directeur du Teatro Apollo de Rome, l’habile Vincenzo Jacovacci, se démène tant et si bien que la Censure finit par concéder… beaucoup de choses, pour peu que l’action soit transférée hors de l’Europe. A ce propos, un passage d’une lettre de Verdi à Antonio Somma fut différemment interprété par les spécialistes : certains y virent un Verdi affaibli et désabusé, désireux que l’on finisse par créer son nouvel opéra. D’autres reconnurent bien là le sarcasme verdien qui ne pardonnait rien : « Que diriez-vous du Nord de l’Amérique au temps de la domination anglaise ?  Si ce n’est pas l’Amérique, un autre lieu. Le Caucase, peut-être ? ». Evidemment, un endroit aussi « perdu » que le Caucase peut faire croire à un sarcasme de la part d’un Verdi vraiment excédé…

Le pauvre Somma, découragé lui-aussi, remarque que la pointilleuse censure romaine refuse au protagoniste, le gouverneur de Boston, le titre de « Duca di Surrey » et demande qu’on en fasse au moins un comte !  Et Verdi tempère son ironie de sagesse, en se montrant conciliant, puisqu’il écrit encore à Somma, à propos des changements de mots demandés par la censure : « Si, à la lecture de cette lettre, vous vous sentez monter le sang à la tête, déposez la lettre et reprenez-la après avoir déjeuné et bien dormi. » (!!)

Verdi a compris que mieux valait changer quantité de mots –et la Censure en requérait beaucoup !- que les situations. Certes, elles perdent un peu de brillant, de faste dans cette obscure Amérique anglaise… mais elles demeurent !

Somma finit ces « raccommodages », dit Carlo Gatti[3] avec humour, entre les mois d’août et de septembre et Verdi s’en montre satisfait, ne lui faisant refaire que quelques passages. C’est à ce moment qu’il écrit son opinion générale sur le nouveau livret Un Ballo in maschera, jugement qu’invoquent certainement les musicologues verdiens opposés à la récupération de la version originelle –et non pas originale !- de Gustavo Terzo : « J’ai reçu le livret, lequel selon moi a peu perdu, et je trouve même qu’en quelques points il y a gagné ».

Verdi s’embarque le 20 octobre à Gênes pour Naples pour y faire représenter son Boccanegra qui est reçu par un franc succès, alors qu’il tomba lors de la création à Venise !  Il complète encore Un Ballo in maschera puis s’embarque pour Civitavecchia le 10 janvier 1859. Durant les répétitions à Rome, voilà que lui arrivent de Milan l’annonce de la nouvelle chute du pauvre Simon Boccanegra ! Verdi comprend la réaction négative du public et rend la Scala, avec son mauvais choix de chanteurs, responsable : « Le fiasco devait être et il eut lieu, écrit-il sans mâcher ses mots à l’éditeur Ricordi. Un Boccanegra sans Boccanegra !!  Coupez la tête à un homme et puis reconnaissez-le, si vous le pouvez. Tu t’étonnes de la réaction discourtoise du public ?  Moi, elle ne me surprend pas du tout. »

A Rome, les interprètes du Ballo sont peu brillants mais heureusement le ténor protagoniste est le célèbre et fort compétent Gaetano Fraschini. Leone Giraldoni est Renato ; Eugenia Julienne-Dejean, Amelia ; Zelinda Sbriscia, Ulrica et Pamela Scotti, Oscar. Le succès atteint pourtant au délire, le soir du 17 février 1859 et c’est l’occasion du célèbre mot d’ordre, crié depuis tous les niveaux du splendide Teatro Apollo, et écrit sur les murs de Rome : « VIVA VERDI ». Salut au grand homme, certes, mais allusion à l’espoir renaissant d’aboutir à une unité italienne enfin réalisée, autour du roi de Piémont-Sardaigne Vittorio Emanuele : « VERDI » étant curieusement l’abréviation de Vittorio Emanuele Re DItalia ».

Verdi, (le vrai !), à quarante-cinq ans, recherche la quiétude et rejoint un petit bourg de la Savoie encore italienne, afin de s’y marier incognito avec Giuseppina Strepponi. Elle était sa compagne depuis une vingtaine d’années et allait le rester pour trente-huit autres années de bonheur.

Verdi, lui, était attendu par ses seuls enfants, répartis dans un avenir tout de même moins tourmenté, ils s’appelleraient : La Forza del destino, Macbeth (la révision), Don Carlo(s), Aida, Simon Boccanegra (la révision), Otello et Falstaff.

Yonel Buldrini


[1] L’expression italienne de « ridurre a libretto » ou réduire à l’état de livret est très judicieuse en ce sens qu’elle dit bien comme le travail d’un librettiste consiste à diminuer une source littéraire. Un texte destiné à être chanté doit en effet être fort court car son exécution, une fois mis en musique, dure bien plus longtemps qu’un texte simplement « dit ».

[2] Pour la première représentation en France, au Théâtre-Italien de Paris, le 13 janvier 1861, l’ironie du sort devait transférer l’action là où l’opéra aurait dû être créé, à Naples ! mais la Naples du XVIIe siècle dominée par les Espagnols. Riccardo, conte di Warwick devenait : Il Duca di Olivarez, Vicerè di Napoli, (duc d’Olivares, vice-roi de Naples).

[3] Carlo Gatti : Verdi ; Arnoldo Mondadori Editore, Milan, 1951,1981.

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