Une petite précision préalable : si l’on veut respecter la
grammaire italienne, il ne faut pas dire : « Gustavo Tre » comme l’on dit
Gustave III (« trois »), car les noms de régnants ou de papes « à numéros » ne
peuvent être désignés, en italien, que par l’adjectif numéral ordinal,
moins courant en français mais possible tout de même : Henri, le troisième,
Louis le quatorzième…
On dira donc : Gustavo Terzo, comme on dit Maometto
Secondo pour l’opéra de Rossini, ou Carlo Quinto, personnage de l’Ernani
de Verdi.
(Les caractéristiques de la version
définitive Un Ballo in maschera sont rappelées entre des parenthèses).
Gustavo Terzo, Re di Svezia ; (Riccardo, Conte di Warwick,
gouverneur de Boston) : ténors.
Amelia, épouse du comte Ankastrom ; (Amelia, épouse de Renato) :
sopranos.
Il Conte Ankastrom, confident du roi ; (Renato, créole,
secrétaire du comte) : barytons.
Oscar, page du roi Gustavo ; (Oscar, page du comte Riccardo) :
sopranos.
Ulrica, devineresse ; (Ulrica, devineresse de race noire) :
mezzo-sopranos.
Il Conte Ribbing : baryton-basse ; (Samuel, ennemi du comte :
basse).
Dehorn ; (Tom, ennemi du comte) : basses.
Cristiano, marin ; (Silvano, marin) : basses.
Un officier de justice : basse ; (Un Juge : ténor).
Stockholm, Suède en 1792 ; (Boston, « Nouvelle Angleterre » [=
Amérique du Nord], fin du XVIIe siècle).
Les indications de décors, de jeu de scène et de costumes
suivent scrupuleusement celles du livret original de Gustavo Terzo
restauré par la Casa Ricordi.
(Durée totale d’exécution : 2h. 08mn.
56s.)
PRELUDE
(3mn. 08s.)
Preludio.
Un discret pizzicato des cordes introduit le thème apaisé des
commentaires affectueux des courtisans souhaitant un repos paisible au roi. Le
thème des conjurés se fait entendre aussitôt après, sombre et mystérieux mais se
teintant curieusement de l’exubérance symphonique typique du XVIIIe siècle ! On
entend ensuite le beau thème conducteur de l’amour du roi pour Amelia, et qui
fera l’objet de l’air d’entrée du ténor. Un rappel des accords du début conduit
rapidement au chœur d’introduction.
Dans la version définitive Un Ballo in maschera, le thème
apaisé des courtisans est plus « fini », plus direct ; celui des conjurés
est plus noir et perd sa conclusion bavarde à la XVIIIe. Le thème de l’amour du
roi pour Amelia est moins développé mais plus passionné dans les cordes et
surtout, le prélude se poursuit par le retour du thème des conjurés. Le thème de
l’amour pour Amelia, rappelé par la flûte, revient doucement conclure le
prélude. Un prélude curieusement plus concis, plus grave, plus désespéré et
tragique dans sa version définitive.
ACTE PREMIER
(44mn.
38mn.)
Premier tableau [16’08’’]
: Une salle du palais royal de Stockholm. A droite,
l’entrée des appartements du roi, près de laquelle attendent des nobles, des
officiers et des gardes. Au fond, des députés du peuple et des paysans en
costume national. Plus en avant sur la scène, le corps diplomatique. Sur la
gauche, Dehorn et Ribbing au milieu d’un groupe de conspirateurs. Tous attendent
le lever du roi Gustavo.
Introduzione.
[a) Chœur]. Les courtisans entonnent doucement leur chant
affectueux souhaitant un doux repos à leur roi bien-aimé, mais les ennemis de
Gustavo leur opposent leur chant sombre et rugueux.
[b) Scena]. Annoncé par l’espiègle page Oscar, le roi fait sa
joviale entrée et donne sa définition du pouvoir : sécher les larmes des sujets
et viser à une gloire jamais corrompue. Le ton change lorsqu’il aperçoit le nom
des invités au grand bal sur la liste qu’Oscar lui présente : Amelia ! A ce
nom, Gustavo oublie tout !
[c) Romance dans l’Introduction]. Il donne libre cours à sa
flamme pour Amelia, entre parenthèses, ce qui signifie que les autres
n’entendent pas et se contentent de le croire « absorbé en lui-même », en train
de penser à son peuple chéri. C’est la belle romance déjà entendue dans
l’ouverture et qui va parcourir l’opéra, revenant dans la Scena du grand air du
troisième acte, pour exploser enfin, au moment où le décor change, juste avant
le bal masqué.
[d) Scena]. Une « Scena » est un terme musical italien désignant
un récitatif élaboré dans lequel l’orchestre joue un thème autonome au lieu de
simplement ponctuer les paroles du chant qu’il accompagne. Ici, le chœur s’étant
retiré et le comte Ankastrom ayant fait son entrée, la « Scena » alterne, à
l’orchestre, les thèmes des conjurés et celui de l’amour pour Amelia. C’est
judicieux, car cela correspond exactement au dialogue ainsi accompagné. Le comte
Ankastrom est venu dire au roi qu’il sait « tout » ! (thème musical des
conjurés)…mais comme il est l’époux d’Amelia, le roi en est tout d’abord
troublé, et croit que « tout » signifie son amour pour Amelia (thème musical de
l’amour du roi pour Amelia).
Si bien que Gustavo se détend lorsque le fidèle Ankastrom
explique ce qu’il sait : l’existence d’une conspiration ! Le roi refuse
d’entendre les noms des conjurés, car il devrait alors se tacher de leur sang,
déclare-t-il, magnanime.
[e) Romance]. Ankastrom lui rappelle qu’il a tout un peuple à
protéger et que l’amour d’un peuple ne saurait servir de bouclier au cœur d’un
roi. La détresse de l’ami passe dans les rêveuses notes donizettiennes du cor
soulignant avec mélancolie la ligne de chant.
[f) Scena et Ballade]. Oscar introduit le Premier Juge, venu
demander l’exil pour une femme… mais Oscar va prendre sa défense. Il décrit avec
une emphase humoristique la devineresse en proie aux transes qui lui font
révéler l’avenir… « Toujours en accord / Avec Lucifer ! ».
On notera l’accompagnement plus
insistant, tandis que la version définitive l’allège, affinant ainsi
l’espièglerie du page et son portrait psychologique.
[g) Scena e Stretta dell’Introduzione].
Le terme « Stretta », signifiant
« resserrement », désigne un morceau plus enlevé, terminant un duo, un ensemble
final…ici, c’est un joyeux galop, lancé par le roi qui invite tout le monde à le
retrouver incognito dans l’antre de la magicienne. Les courtisans s’en amusent,
tandis que les conspirateurs y voient peut-être une occasion…
Second tableau
[27’36’’] : L’habitation de la devineresse. A droite,
un feu allumé sur lequel fume un chaudron magique ; du même côté, la porte d’un
lieu obscur et reculé. A droite, un escalier tournant se perd sous la voûte ; au
pied de celui-ci, une petite porte secrète. Au fond se trouve l’entrée
principale, flanquée d’une grande fenêtre. Au milieu, une table grossière et
tout autour, sur les parois et pendant du toit, des objets analogues au lieu.
Lorsque le rideau se lève, la sorcière-devineresse trace d’étranges cercles sur
le sol. Au fond, des hommes et des femmes du peuple ; un enfant et une jeune
fille demandent la bonne aventure.
Invocazione.
Accords plaqués, violents, clarinette basse amère et sombres cordes dessinent
une tout autre atmosphère. Ulrica invoque le « roi des abîmes », Verdi, selon
son procédé bien connu, faisant coller les cordes à la ligne de chant.
Contraste inattendu, une musique insouciante accompagne l’entrée
du roi mais la sorcière reprend l’invocation, plus rapide, plus martelée…Elle
le sent… il lui apporte « les clefs du futur »… Elle disparaît comme
par enchantement, à la fin de son invocation.
Scena e Terzetto.
[a) Scena]. Cristiano entre,
soucieux de savoir si son prince va faire quelque chose pour reconnaître ses
mérites…Après avoir vu sa main, Ulrica lui prédit un grade nouveau et de l’or !
Touché par la franchise de Cristiano et ne voulant pas qu’Ulrica mente, Gustavo
rédige un papier officiel et glisse le rouleau dans la poche du marin !
Cristiano est au comble de la joie lorsqu’il découvre qu’il est fait officier !
On frappe à la petite porte et un serviteur entre, demandant à Ulrica une
entrevue privée pour sa maîtresse. La devineresse prétexte un besoin de
consulter Satan afin de répondre aux demandes de tous et elle les congédie.
Intrigué d’avoir reconnu un serviteur d’Ankastrom, Gustavo ne sort pas mais se
retire vers le cabinet reculé.
[b) Terzetto]. L’orchestre traduit l’agitation d’Amelia qui
entre…Elle cherche désespérément à s’arracher un sentiment du cœur…Gustavo,
comprenant qu’Amelia l’aime, est très ému…Ulrica parle d’une certaine herbe
magique, mais qu’il faut aller cueillir dans un lieu terrible… là où l’on
exécute les assassins ! Amelia se lance alors dans une belle prière pour
trouver la constance d’accomplir le geste, tandis qu’Ulrica l’encourage et que
Gustavo se promet de ne pas la laisser y aller seule ! On entend au dehors les
voix de ceux qui veulent rentrer… Amelia s’enfuit par la porte secrète. Les
courtisans entrent avec Oscar.
Ballata.
Gustavo, déguisé en pêcheur fait mine de demander si la femme
laissée au port lui est fidèle, si, ni la rage des vents, ni la mort, ni l’amour
ne peuvent le détourner de la mer… Ulrica sent la raillerie et met en garde
celui qui la produit. Il tend sa main à Ulrica qui devine la main d‘un grand,
vivant sous l’influence de Mars… puis elle ne veut plus rien dire. Pressée par
tous, elle révèle qu’il mourra bientôt… ce qui ne préoccupe pas le roi outre
mesure, si c’est sur le champ de bataille… Mais Ulrica annonce un assassinat
–horreur générale !-. L’orchestre vrombit, les timbales soulignent le mystère et
la consternation…puis la flûte espiègle fait entendre sa voix légère, reprise
par les bois : c’est la transition vers l’atmosphère opposée.
Quintetto concertato.
« È scherzo od è follia » : plaisanterie
ou folie, cette crédulité paralysant tout le monde ? Et Gustavo s’amuse de la
stupéfaction générale, tandis que les autres personnages expriment simultanément
des sentiments différents, selon le principe de l’ensemble concertant,
harmonisant merveilleusement des musiques diverses. Oscar et le chœur restent
sur leur forte impression qui les a glacés, Ribbing, Dehorn et les autres
conspirateurs se méfient d’Ulrica qui leur lance avec à-propos qu’ils sont les
seuls à ne pas rire de ses paroles funestes !
Scena ed Inno -Finale primo.
Gustavo demande à Ulrica de terminer la
prédiction, qui donc doit lui ôter la vie ? Le premier qui lui serrera la main
en ce jour ! Amusé, Gustavo s’empresse de tendre la main à ceux qui l’entourent
afin de démonter « l’oracle mensonger » mais personne n’accepte. Apercevant
alors Ankastrom qui entre, Gustavo accourt et lui sert la main ! Tous respirent
(y compris les conjurés !), car il s’agit du meilleur ami de Gustavo, et le
« Mais, Sire… » prononcé par Ankastrom découvre le roi aux yeux d’Ulrica.
Gentiment railleur, celui-ci s’étonne auprès d’elle qu’elle ne l’avait point
deviné, ni d’ailleurs le fait qu’on voulait la bannir ! Il lance une bourse à
une Ulrica bien étonnée et qui le remercie du bel adjectif de « magnanimo »,
mais l’avertit de la présence du traître…et, fixant Dehorn et Ribbing qui
n’en mènent pas large, précise : « De plus d’un, probablement… ».
Des vivats prononcés au loin détournent l’attention…Cristiano
fait son entrée, suivi du peuple voulant rendre hommage à son « prince et
père » qu’il affirme avoir reconnu ! Les trompettes sonnent et introduisent
l’Hymne final. Grand seigneur, Gustavo désigne ses fidèles à Ankastrom : « Et
puis-je nourrir quelque soupçon / Si mille cœur battent / Pour s’immoler en ma
faveur ? ». Le comte Ankastrom reste méfiant, Ulrica est convaincue de la
réalité de sa prophétie, les conjurés méprisent l’aveuglement du peuple face à
son idole mais l’enthousiasme d’Oscar et du peuple domine l’hymne alors que le
rideau tombe.
ACTE DEUXIEME
( 29mn. 22s.)
(Tableau unique). Lieu
désolé aux alentours de Stockholm, au pied d’une hauteur boisée et escarpée. Au
fond à gauche, se profilent, blanchâtres, deux piliers unis en leur sommet par
une grosse barre de fer horizontale. C’est le lieu du supplice. La lune
légèrement voilée illumine quelques parties de la scène.
Preludio, Scena e Aria Amelia.
De sombres accords annoncent
l’horreur du lieu où pousse l’herbe magique. Un thème plus tourmenté accompagne
l’arrivée d’Amelia qui cherche l’herbe de l’oubli, au pied des potences : « l’orrido
campo ove s’accoppia / Al delitto la morte ! », l’horrible champ où s’accouple
au délit, la mort ! Elle se rassérène un peu à la fin de la Scena, à la pensée
que si la mort l’attend, elle sera victime de son devoir et Dieu pourra alors la
juger.
L’air proprement dit nous révèle une
pensée nouvelle, un doute bien humain : une fois l’effet de l’herbe consumé, que
restera-t-il à son pauvre cœur s’il n’a plus l’amour ! Elle se ressaisit et
tente de ne pas perdre son maigre courage… Quand minuit sonne, elle croit voir
une tête se dresser de terre, puis s’apaise dans une belle phrase suggérée par
le hautbois.
La version définitive offre un prélude
différent et fort beau : après un thème violemment tourmenté, on entend, par la
flûte puis par les violons à l‘unisson (alors si verdiens !) la belle prière d’Amelia,
au cœur du trio du premier acte (avec Ulrica et Gustavo-Riccardo caché).
Scena e Duetto.
Gustavo surgit devant une Amelia épouvantée et ne pouvant que pousser l’habituel
« Gran Dio !! ». Commence alors l’un des plus beaux duos d’amour de Verdi, si ce
n’est LE plus beau, selon certains commentateurs. La musique de la Scena
précédant le duo palpite tellement, qu’on pourrait croire le duo
commencé d’emblée ! Gustavo donne libre cours à sa douleur, il décrit avec
passion ses efforts, ses nuits de veille et de combat contre son amour. Amelia
est déchirée, « J’appartiens à celui qui t’a donné son sang ». Gustavo ne
demande qu’un mot…Amelia feint par avouer, doucement soutenue par le violoncelle
mélancolique : « Ebben… sì… t’amo… » (Eh bien, oui, je t’aime !). Elle ajoute :
« Mais toi, noble choeur, défends-moi contre mon propre cœur ! ».
Exalté par ces mots magiques, oublieux
de tout et de tous (y compris l’amitié d’Ankastrom), Gustavo lance alors la
Stretta conclusive du duo. Les cordes et la harpe imitent le « soave brivido »,
le suave frisson qu’il éprouve alors avec tant de délices… Amelia -pas si
catastrophée que cela !- se voit submergée par ce sentiment qu’elle venait
étouffer en ce lieu…La Stretta s’interrompt, l’orchestre vrombit, les timbales
roulent alors, tandis que les violons tissent une communion musicale, traduisant
la communion d’âmes unissant alors les deux personnages éperdus !… Gustavo
culmine sur ces mots « Irradiami d’amore, / E più non sorga il dì. »,
littéralement : irradie-moi d’amour, et que le jour ne se lève plus !
Scena e Terzetto.
[a) Scena]. Tous deux
découvrent avec stupeur le nouvel arrivant : le comte Ankastrom ! Il explique
que des conjurés attendent Gustavo, que l’on sait en galante compagnie (Amelia a
baissé son voile, ce qui suffit pour que son époux ne la reconnaisse pas – Ô
sympathiques et commodes conventions de théâtre !). Le comte donne son manteau à
Gustavo mais ce dernier lui fait promettre de reconduire la dame en ville sans
chercher à savoir qui elle est. [b)]. Dans le trio animé qui suit, Amelia et
Ankastrom pressent Gustavo de s’enfuir devant ceux qui en veulent à sa vie. Le
roi pense aux traîtres qui l’attendent… mais lui-même n’a-t-il pas trahi
son ami ?… Il les aurait défiés s’il avait été innocent, mais coupable d’amour,
il fuit.
La musique ne traduit pas seulement
l’urgence dramatique du moment mais également l’angoisse de chacun.
Scena e Coro.
Resté seul avec la belle inconnue, le comte lui offre le bras mais ils sont
bientôt arrêtés par les conjurés… Leur déception de ne pas trouver le roi fait
place à une curiosité moqueuse à l’égard de la mystérieuse conquête, soulignée
par la musique, badine. Ankastrom ne plaisante pas, lui, et se dresse face aux
conjurés avides de connaître l’identité de la dame, et dont certains entrent
avec des lanternes allumées, tandis que la lune éclaire de plus en plus… Le ton
monte…Dehorn est sur le point d’arracher le voile d’Amelia, Ankastrom tire
l’épée mais Amelia s’interpose… son voile tombe.
Les habitués de la version définitive
trouveront plutôt pâle l’exclamation d’Ankastrom alors que Verdi place dans la
bouche de Renato un formidable : « Amelia ! ! ! », suivi d’une rageuse montée de
tout l’orchestre. Le contraste est d‘autant fort avec la suite, car loin de
l’explosion d’amertume ou de désir de vengeance habituels de l’opéra italien de
l’époque, le génie de Verdi, admirateur de l’autre génie, Shakespeare, lui dicte
un ensemble où domine l’ironie mordante !
Les violons incisifs insistent sur la
phrase musicale légère et qui traduit merveilleusement l’ironie des conjurés :
« Ve’ se di notte » (Voyez-donc comme, la nuit, avec son épouse, / Se repose le
comte amoureux ! ». Le morceau s’enrichit en ensemble concertant avec la
participation d’Amelia, éperdue, et d’Ankastrom, amer de constater quelle
récompense lui réservait celui qu’il vient de sauver ! L’ensemble se poursuit
dans une grande phrase d’Amelia, sous-tendue par les remarques amères d’Ankastrom…
mais, toujours en contrepoint, dominent les cruels « Ha ! Ha ! Ha ! »
moqueurs du chœur de conjurés.
L’atmosphère redevient grave
lorsqu’Ankastrom, d’un air déterminé, leur demande s’ils acceptent de se rendre
chez lui le lendemain matin. Ribbing pense à un désir d’obtenir une quelconque
réparation mais Ankastrom lance un mystérieux : « Non, c’est bien autre chose
que j’ai dans le cœur. » Il ne veut pas en dire plus : « Vous le saurez, / Si
vous venez… ». Intrigués, les conspirateurs murmurent et l’orchestre chuchote
lui aussi…pour finalement reprendre aux violons l’incisive phrase moqueuse de
tantôt ! On entend bientôt à nouveau les « Ha ! Ha ! Ha ! E che baccano per
la città ! (et quels bruits de par la ville !) ». Verdi assombrit son tableau
final par deux dernière répliques sérieuses : Ankastrom, rappelant sa promesse
de ramener la dame aux portes de la ville, et Amelia qui déclare entendre la
mort par cette voix ! L’aigu final d’Amelia semble bien annoncer la chute du
rideau, mais Verdi ménage ses effets : le dernier mot est à l’ironie car on
entend au loin, et sans accompagnement d’orchestre, ce qui fait plus « vrai »,
les ricanements infinis des conjurés : « Ha ! Ha ! Ha ! ». Les voix
s’éloignent encore… et lorsqu’elles s’éteignent, l’auditeur sursaute alors, car
le facétieux Verdi fait alors entendre une joyeuse charge orchestrale, aussi
retentissante qu’inattendue !
Le
rideau tombe rapidement.
La tendance à la mode pour les chefs
d’orchestre à accélérer les tempi, croyant à tort « faire » dramatique, passe à
côté de bien des effets, comme cette subtile mais mordante ironie de violons,
magnifiquement réussie, en revanche par un grand chef du passé, Oliviero De
Fabritiis, qui détache si bien les aigres attaques des violons du Teatro
Comunale di Bologna (Enregistrement distribué par Myto et Movimento Musica).
ACTE TROISIEME
(47mn. 18s.)
Premier tableau [24’32’’]
: Un cabinet d’études dans la demeure d’Ankastrom. A
droite, une cheminée portant deux vases de bronze ; en face, la bibliothèque et
au fond, un magnifique portrait en pied du roi Gustavo. Au milieu de la scène,
une table.
Scena ed Aria
[Amelia]. L’orchestre, tumultueux, introduit l’atmosphère lourde
d’un Ankastrom déposant son épée et ne voulant rien entendre de la part d’Amelia
à qui il promet seulement la mort… Il reprend l’épée… Le violoncelle prélude :
c’est le grand air d’Amelia, « Morrò, ma prima in grazia ». Elle mourra, certes,
mais qu’il lui concède au moins la grâce de revoir une dernière fois son unique
fils !
Scena ed Aria
[Ankastrom]. Il accepte, mais dans l’ombre d’un cabinet qu’il
désigne sur la droite, où elle pourra cacher sa honte. Resté seul, il finit par
comprendre qu’il ne doit pas frapper la « fragile poitrine » de son épouse, mais
faire couler « un sang plus noble » et qui vengera ses larmes, dit-il en fixant
le portrait du roi. L’air d’Ankastrom donne libre cours à son amertume face à la
trahison qui salit tout ce qui l’entoure, retirant tout sens à sa vie : « C’est
fini ! seules la haine / Et la mort habitent mon cœur veuf ! ». L’air s’éclaire
à peine, en une rêverie un peu plus douce, suggérée par la flûte, lorsqu’il
revoit un instant l’angélique image d’Amelia : « O dolcezze perdute ! O memorie !
» (O douceurs perdues, ô souvenirs). L’air s’achève, reprenant le sombre motif
initial de tristesse profonde, de douloureuse lamentation.
Si les différences dans la musique
étaient moindres jusque là, l’Aria de Renato est différente ! (à part l’extrême
fin, identique mais peut-être la première mouture manquait-elle, ce qui aurait
conduit les réviseurs de la Casa Ricordi à « recoller » la fin définitive ?). La
Scena, plus décidée et véhémente, introduit un Air plus énergique (dans sa ligne
vocale et son accompagnement), marqué par de péremptoires accords de trompettes.
La partie correspondant à l’attendrissement correspondant aux paroles « O
dolcezze perdute ! O memorie ! » comporte toujours la flûte mais la mélodie est
plus poignante que rêveuse, plus « directement » ou immédiatement douloureuse,
pour ainsi dire.
Congiura - Terzetto – Quartetto.
Le fait que Verdi emploie le terme dramatique de « Congiura » (conjuration), en
plus du terme musical de « Terzetto », montre combien il tenait à cette
« situation » (parmi d’autres !) , particulièrement menacée par la censure…mais
voyons ce qu’il s’y passe…L’orchestre rappelle le thème des conjurés…qui
entrent, précisément. Ankastrom déclare à Ribbing et Dehorn qu’il connaît la
conjuration et désigne les preuves, éparses sur la table de travail. A leur
grand étonnement, il leur demande d’entrer dans la conjuration, proposant même
son fils en otage ! Cette garantie, aussi forte qu’inattendue, achève de les
dissuader de chercher à connaître la cause de ce revirement. Ils scellent leur
pacte sanglant en entonnant à l’unisson une marche verdienne jusqu’au
bout des ongles !
Ankastrom demande l’unique grâce de frapper lui-même, mais
Dehorn déclare que cela lui revient de droit, puisque Gustavo lui a enlevé le
château de ses ancêtres… Ribbing s’enquiert alors du rôle qu’on lui réserve, à
lui dont le frère fut tué par le roi !
Ankastrom propose alors le hasard et va chercher l’un des vases
de la cheminée dans lequel seront jetés par Ribbing trois billets sur lesquels
il écrit leurs noms, accompagné par un thème très noir à l’orchestre…
Amelia paraît, annonçant un messager du roi…Ankastrom rassure
les conjurés car elle ne sait rien, et c’est pour cela qu’il va lui demander de
prendre l’un des billets !
La pauvre Amelia a l’intuition qu’il s’agit d’une « oeuvre de
sang » : les timbales grondent sourdement, les cuivres sonnent…puis tout se
tait. Elle extrait un billet que son époux tend à Ribbing qui lit… : « Il
Conte ! » ; le comte Ankastrom triomphe !
Ils reprennent, fortissimo, la marche de la conjuration,
mais avec en contrepoint, l’angoisse Amelia, certaine à présent qu’on en veut au
sang du roi.
Scena e Quintetto.
La musique change, toute de légèreté car elle accompagne l’entrée d’Oscar, venu
apporter l’invitation à un bal masqué « splendidissimo » ! L’ensemble qui se
développe alors harmonise l’insouciance d’Oscar, l’angoisse d’Amelia, désespérée
d’avoir tiré elle-même « l’horrible mandat » suspendant la mort « sur le plus
noble des cœurs », et la satisfaction des trois conspirateurs qui savourent
d’avance leur vengeance.
Avant la chute du rideau, ils glissent encore deux
renseignements : leur costume commun : un domino bleu de ciel et un ruban rouge
vermillon, quant au mot d’ordre : « Vendetta ! ».
Deuxième tableau
[La musique ne « s’arrêtant » pas entre le 2e et le 3e
tableau, voici la durée totale des deux : 22’41’’] : Un
somptueux cabinet dans le palais royal. Une table avec le nécessaire pour
écrire. Une grande tapisserie, au fond, cache la salle de bal.
Finale III–Scena e Romanza, Scena.
[Scena] L’orchestre rappelle le
thème de l’air de Gustavo au premier acte. C’est bien l’amour pour Amelia,
symbolisé par ce thème, qui empêche Gustavo d’apposer sa signature sur le
document établissant la nouvelle charge d’Ankastrom… l’éloignant - ainsi que
son épouse - de la cour, et donc de lui ! Il signe enfin.
[Romanza]. Sur l’accompagnement ondoyant des cordes, typique des
airs sentimentaux verdiens, la belle romance du roi exprime l’ultime adieu à
l’amour, amour romantique par excellence car jamais réalisé !
L’auditeur habitué à la version définitive de ce que l’on peut
considérer comme le plus air de la partition, sera peut-être déçu de découvrir
ce qui sonne ici comme une première mouture d’un air magnifique. Après un début
analogue, les choses se gâtent en effet lorsqu’il parle du « reo presagio », du
présage négatif qui l’étreint, au moment de la revoir pour la dernière fois…
On ne peut écarter de notre mémoire auditive la musique amère,
sombre que Verdi plaça finalement sous les paroles « reo presagio », et la
suite, plaintive, brûlante de passion contenue…alors que l’air se cherche,
comme l’on dit, dans la première mouture Gustavo Terzo…
[Scena] On entend une musique joyeuse provenant de la salle de
bal. L’espoir renaît quelque peu en Gustavo mais il le repousse, « puisque,
désormais, tout [l]’arrache à elle ! ». Oscar entre et lui tend un billet remis
par une inconnue et lui révélant l’attentat qui le menace lors du bal. Le roi
estime que s’il renonce, « ils » diront qu’il a peur ! Il se prépare donc à
jouir de la fête… Verdi a alors le trait de génie de reprendre le thème de son
air du premier acte, en une sorte de sublime élan désespéré : « Sì, rivederti,
Amelia » : revoir, Amelia et encore une fois, plonger son son âme dans un océan
de béatitude !.
Cet tirade passionnée, extatique même, à peine terminée, Verdi
combine un second effet très impressionnant, une grande phrase ascendante et
annonçant quelque chose, faisant alterner l’orchestre de la fosse et celui, au
loin, de la salle de bal ! (L’auditeur-spectateur retient son souffle !) et
cette montée aboutit au grand choeur du bal, faisant éclater la liesse générale.
Les enregistrements en public de
l’opéra ajoutent encore une émotion supplémentaire à la trouvaille de Verdi, car
subjugués par la grand tirade du prince « Sì, rivederti, Amelia… », les
spectateurs applaudissent souvent à tout rompre, alors que l’orchestre s’époumone
à lancer la musique du bal…mais les tentures du fond révélant à ce moment (dans
une mise en scène qui se respecte, bien sûr !) la somptueuse salle, font encore
redoubler les applaudissements !
Troisième tableau
[changement « à vue », c’est-à-dire sans « arrêt » de la musique] :
Une vaste et riche salle de bal, magnifiquement illuminée et
décorée pour une fête splendide. Une multitude d’invités remplit la scène :
certains recherchent, d’autres évitent ; certains courtisent, d’autres
poursuivent de leurs assiduités. La plus grande partie est masquée, les autres,
en domino et quelques uns à visage découvert et en habit de cour. Les danses
résonnent.
Scena e Coro nel Finale III.
Entre de joyeuses reprises du chœur général, se déroule un dialogue furtif
unissant un groupe de personnages au domino azur avec ceinture vermillon… leur
mot de reconnaissance est : « Vendetta ! ». Ankastrom révèle aux autres que le
roi ne paraîtra pas…au moment d’en dire plus, il se sent observé et les conjurés
se dispersent. L’espiègle Oscar a tôt fait de reconnaître Ankastrom qui lui
arrache son masque et tente de lui faire honte : comment ? il s’amuse ici alors
que son maître dort… mais Oscar réplique : « Le Prince est ici… ». Ankastrom
sursaute et interroge Oscar qui ne veut rien dire…et pas même décrire le costume
du souverain !
Seguito del Finale : Canzone.
Dans cette « Suite du Finale », c’est vraiment une « chanson », comme le note
Verdi sur la partition, que le malicieux Oscar lance à Ankastrom. Le roi tient à
son secret par conséquent, « Oscar lo sa / ma nol dirà » : Oscar le sait, mais
ne le dira pas ! et il conclut la chanson de ses charmants et naïfs « Tra la la
la ».
Coro, Scena e Seguito del Finale.
Un groupe de danseurs vient les séparer mais leur dialogue reprend : Ankastrom a
des « graves choses » à communiquer au roi et il tiendra Oscar responsable…le
malheureux page tombe dans le piège : « Il revêt une cape noire avec un ruban
rose sur le torse. », lâche-t-il, en prenant la fuite. Le choeur des danseurs
revient à nouveau, Ankastrom aperçoit les siens et s’éloigne, tandis qu’au fond
paraissent enfin un homme altier en domino noir et ruban rose, et une noble dame
en domino blanc.
Scena e Duettino.
En cette continuation du Finale, Verdi glisse un « petit duo » : l’orchestre
attaque une sorte de menuet fatigué soutenant le dialogue des nouveaux
arrivants. Il lui demande si elle est la mystérieuse femme du
billet… Apparemment, elle l’a immédiatement reconnu (les yeux aveugles de
l’amour !), car elle le presse de fuir. Il s’étonne de ce que sa vie puisse
avoir autant d’importance pour elle…elle qui alors oublie de parler bas en
s’écriant : « Mon sang tout entier, pour elle, ô Prince, je donnerais ! ».
Gustavo reconnaît Amelia ! Amelia qui l’implore de sauver sa vie (le menuet se
fait plus vif !) : « Je t’aime, je t’aime et en larmes », elle vient le
supplier…Mais Gustavo est pris par un autre sentiment que l’instinct de
conservation : « Je n’ai que toi dans l’âme, / Et j’oublie l’univers… ».
Débordant alors le pâle menuet, Verdi lance ses deux personnages
dans une belle montée passionnée, opposant merveilleusement le désespoir d’Amelia
à l’extase de Gustavo, éperdu de se savoir aimé !
Amelia, du coup, repense à elle (ou tente un dernier argument) :
veut-il qu’elle meure de douleur et de honte ?… Il lui révèle qu’elle partira
demain : « Tu vois si je t’aime, et comment !… ». Amelia le contemple avec
stupéfaction ! quelle plus grande preuve d’amour pouvait-il lui donner ! Il
lui dit adieu, s’éloigne, mais après quelques pas, revient à elle « con tutta
l’anima », précise la didascalie ! de toute son âme, avec tout son cœur,
pourrait-on traduire.
Alors qu’ils se disent un adieu qui ne finit pas, un personnage
se glisse et s’écrie : « Et toi, reçois le mien ! » : Ankastrom poignarde
Gustavo.
Tumulte, horreur générale, on arrache le masque à
l’assassin…mais Gustavo demande qu’on le laisse…Les violons « transparents » -
si poignants dans La Traviata !- introduisent ses paroles : il a respecté
Amelia et il les envoyait le lendemain vers une nouvelle charge : « Je l’aimais,
mais j’ai voulu intacts / Ton nom et son cœur ! ». Ankastrom est défait, les
autres effondrés…Gustavo rappelle qu’il est le roi avant d’accorder la grâce et
le pardon à tous !
Le chœur s’agenouille et entonne, piano, une sublime
mélodie priant Dieu de leur préserver celui qui « Sur terre est pour nous,
pauvres misérables, / Un rayon de ton céleste amour » ! Maître magicien des
effets de chœurs, Verdi augmente peu à peu la puissance de son ensemble qui
atteint son point culminant sur les adieux de Gustavo :
« Mia dolce patria addio…
Soldati… amici… addio per
sempre… »
Sa patrie, les soldats, ses amis…
Dans Un Ballo in maschera, il les nomme tous ses « figli »,
ses enfants, et sa patrie est, bien sûr, la « Diletta America », l’Amérique
chérie.
Gustavo expire, le choeur scande violemment : « Notte, notte d’orror !! »
(Nuit d’horreur) et l’orchestre attaque une rapide mais massive charge finale.
Dans cette première mouture Gustavo Terzo, le Finale ne
diffère que sur des détails mais l’un peut particulièrement mériter notre
attention. Juste après l’explosion d’horreur et d’indignation suivant
l’assassinat de Gustavo, ce dernier demande qu’on ne touche pas à Ankastrom,
comme le fera le comte Riccardo pour Renato. Le détail est celui-ci : la musique
accompagnant les paroles de Gustavo (12 secondes) est neutre ou un peu sombre,
et donc appropriée. Pourquoi donc dans la version définitive Un Ballo in
maschera Verdi fait-il, à ce moment précis, reprendre le menuet à
l’orchestre ?!! (et pendant 26 secondes). Certain commentateur (dans, L’Avant-scène
Opéra, il me semble) a parlé de « musiciens complètement inconscients »,
continuant à exécuter de la musique de bal alors que le roi, maître des lieux
-et de tout- vient d’être la victime d’un attentat ! C’est en effet peu
vraisemblable…mais comme Verdi n’était pas homme à rien laisser au hasard, on
peu se demander si la reprise du menuet ne pourrait pas être interprétée comme
une métaphore du bal ? et qui mettrait l’accent sur le côté dérisoire des
choses, sur la vanité humaine, que Verdi appréciait tant dans l’oeuvre de
Shakespeare ?…
Yonel Buldrini
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