Forum Opéra
LE MAGAZINE DE L'OPÉRA ET DU MONDE LYRIQUE

 

L'édito...
sylvain fort
décembre 2005

 

La querelle gronde parmi les masses : Philippe Beaussant s’en fait le porte-parole vigoureux dans un pamphlet où il fustige la « malscène » - néologisme inélégant formé sur le modèle de « malbouffe », mais où s’entend également l’écho de l’adjectif « obscène »[1].

Son sujet ? On le connaît bien, même si Beaussant le traite avec un talent certain : les metteurs en scène sont de très pénibles énergumènes et zigotos qui nous gâchent nos soirées à l’opéra en tirant trop à eux la couverture mitée du défunt compositeur.

Ah ! Philippe ! Comment ne pas te donner raison ? Comment ne pas emboîter ton pas gracieux de danseur Grand Siècle dans cette fustigation vitriolée des mœurs contemporaines et du gaspillage de l’argent public au profit de zozos plus ou moins allemands qui vont ensuite dépenser leurs généreux cachets en bière frelatée dans des Bierstuben obscures de la banlieue de Stuttgart ? Comment ne pas trouver, nous aussi, que le vert, le jaune, le violet et le rouge ne sont pas des couleurs qui vont très bien ensemble sur le costume de Blanche de la Force ? qu’en revanche nous aimons notre Papageno avec des plumes, nos Reines de la Nuit avec des dents de Dracula et nos Rigoletto avec une vraie grosse bosse sur le dos et un boitillement esclaffant ? que serait le Père Noël sans sa hotte et sa barbe ? A moi, Tradition, à moi, Respect !

De même – car tout est là – ne préférons-nous pas notre Lulli dans ses belles soieries ? ne préférons-nous pas notre Charpentier avec ses perruques bien poudrées, ses canons bien repassés, ses rubans bien luisants ? Philippe Beaussant, nos lecteurs le savent, est de ceux qui ont promu le retour éclairé à des modes d’interprétation trop oubliés, à des instruments censément baroques, à des voix sans vibrato, bref, il est de ceux qui ont déplié sous nos yeux ébahis le grand bataclan baroque.

Comment s’étonner qu’un homme qui a donné sa vie à la reviviscence des traditions supporte qu’une bande de barjots ignorants s’escrime, pendant ce temps-là, à démolir ladite tradition, à la jeter aux oubliettes, à la piler en mille menus morceaux ? On dira : cela prépare le travail des petits Beaussant du XXIe siècle, qui viendront nous dire : « Nous, nous mettons une bosse à Rigoletto, na ! » – et tout le monde de se confondre en béate admiration.

Mais oserai-je dire que Philippe Beaussant se trompe de combat ? Certes, il est appuyé dans sa conquête par l’atmosphère frileuse et conservatrice de ce beau pays de France, où lever un sourcil ressemble à un attentat à la pudeur, poser une question, à une faute de goût. Il reçoit, nous dit-il, des dizaines de lettres de lecteurs le félicitant de prendre fait et cause pour le patrimoine, la tradition, la France, le bon goût, le bon sens, etc. C’est bien. Moi aussi, je préfère mon canard à l’orange avec des oranges, et, si possible, avec du canard.

Mais l’art n’est pas une spécialité culinaire. La « malscène » n’a rien à voir avec la « malbouffe ». On ne va pas à l’opéra comme on va au restaurant. On n’y va pas pour être flatté dans ses goûts. On n’y va pas pour se délecter. On n’y va pas pour être réconforté par une bulle de bon goût dans un monde de salopards.

On y va pour faire une expérience toute particulière qui, pardonnez-moi du mot grossier, est l’expérience de la vérité. L’opéra n’est pas un genre où tout est chatoyant et charmant. C’est un art féroce, comme l’était la tragédie grecque. Cest un art de mise à nu et de catharsis. Qui songerait que Don Giovanni soit simplement une partie de campagne au XVIIIe siècle ? Et Verdi a-t-il jamais conçu La Traviata comme un roman pour jeunes filles ? Lucia di Lammermoor se compare-t-il au téléfilm du vendredi après-midi ? Et Britten a-t-il dans Peter Grimes cherché à nous faire nous sentir mieux ? et Berg ? Et Wagner ? et Janacek ? Et même Monteverdi ? Non, bien sûr. Ces compositeurs ont creusé le mystère, excavé l’incertain. Ils ont mis au jour, dans le genre le plus proche possible du dithyrambe antique, dans les formules les plus savantes et les moins conventionnelles (quel permanent renouvellement que l’opéra !), quelque chose comme un secret de l’humaine condition.

Faut-il que le metteur en scène dissimule cette quête au public simplement pour lui complaire ? faut-il encore faire croire aux gens que Mozart est mignon ?

Profondément, on ne dénature une œuvre que lorsqu’on ne la comprend pas. Or, combien de fois a-t-on vu des metteurs en scène se contenter de placer les chanteurs devant des décors séduisants, puis faire comme si tout cela allait fonctionner tout seul ? Les voilà, les traîtres à la cause, cher Philippe !

Irai-je plus loin ? (la foule en délire : ouiii !)Les reconstitutions historiques dont ont fait l’objet à Versailles les opéras du Grand Siècle ont certes fait redécouvrir les conventions du temps. C’est intéressant. C’est même souvent passionnant. Et puis, bien des fois, c’est aussi très ennuyeux. Pourquoi ? Mais parce que rien n’est périssable comme les conventions, et que, du reste, rien n’a péri comme elles. L’exhumation des momies est un sport sympathique qui nous en apprend peu sur les arcanes de notre temps – en somme le seul où nous ayons la faiblesse de vivre chaque jour de notre existence misérable et vaine.

Alors, oui, il y a des tentatives manquées et des excès. Il y a aussi beaucoup de bêtise – également partagée entre les modernistes et les traditionalistes, du reste. Mais tout cela participe de l’effort des metteurs en scène de comprendre et traduire. Bien sûr, ces excès nous gâchent – quoi ? notre plaisir ? notre confort ? notre joie d’être là ? Mais cet hédonisme, ne le trouvera-t-on pas plus sûrement ailleurs qu’à l’opéra ? Le vrai combat est ailleurs : il est dans le retour massif et généralisé de notre regard sur les œuvres du répertoire, sur leur signification actuelle, et par voie de conséquence, dans le renouement d’une tradition avec la création la plus contemporaine.Voyez Chéreau, voyez Bondy, voyez Freyer…

Au moment même où Philippe Beaussant lance son cri, Régis Debray fait de même pour le théâtre[2]. D’autres font la même chose pour la littérature, pour la peinture, pour l’architecture. La France est devenue terre de déplorations, mais ces pleureuses se jettent aux pieds d’une idole qui semble avoir cessé de vivre : la France est immobile, impassible, elle attend – quoi ? L’extrême-onction ?

Ah, Philippe, puissent ces belles énergies, ces belles intelligences, ces hommes d’immense culture, de grande expérience, de grande sagesse (comme vous), ces responsables d’institutions diverses se tourner vers la seule question qui me semble se poser aujourd’hui, qui n’est pas : « Comment revenir à nos habitudes d’avant ? » mais « Comment réinventer l’enthousiasme ? »

Sylvain Fort
Rédacteur en chef


[1] Philippe Beaussant, La Malscène, Fayard

[2] Régis Debray, Sur le Pont d’Avignon, Flammarion.

 
 
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