Forum Opéra
LE MAGAZINE DE L'OPÉRA ET DU MONDE LYRIQUE

 

L'édito...
Sylvain FORT
Octobre 2005

 
Un parfum d'obituaire plane sur cet éditorial. C'est normal. L'automne réclame cela. Les morts bientôt seront commémorés. Le monde de l'opéra aussi se partage entre Dies Irae et Lacrymosa.

Un Lacrymosa pour OperaDataBase, d'abord, dont nos lecteurs savent quels liens d'amitié et de confraternité nous unissent. Par bonheur, si ce beau site n'est plus ce qu'il était suite à des dissensions internes dont nous avons été les spectateurs consternés, il survit et reprendra certainement du poil de la bête dans les mois qui viennent. Du moins cette agonie qu'a suivie une renaissance encore fragile mais bien réelle a-t-elle permis l'émergence d'un nouveau forum consacré à l'opéra et nourri par des amateurs éclairés : Opéra Giocoso. La mort donne la vie ; la maladie appelle la santé ; les haines finissent par des chansons. Longue vie à Opéra Giocoso. Alleluiah !

Un Resurrexit pour Opéra International. Qui parmi nous n'a pas senti son coeur palpiter au moment de lire dans les colonnes de ce vénérable magazine le compte rendu révélant la performance réalisée par sa soprano préférée à l'Opéra de Sidney, de Houston ou de Santiago du Chili ?

Le réseau incomparable d'Opéra International faisait de ce journal le carnet de bord obligé de tout amateur : plus jamais nous ne perdions longtemps des yeux celles et ceux qui nous faisaient battre le coeur.

Et puis, il y avait, sous la férule de Sergio Segalini, ce ton inimitable où vocalità et italianità se disputaient sur fond de canto di grazia spianato et de lirico drammatico di forza. La verve souvent mordante de Sergio Segalini, mais aussi son immense compétence, exaspéraient les uns, enchantaient les autres, et tout le monde achetait Opéra International. Ce ton s'est perdu avec le départ de Segalini pour Venise - heureux homme. Les lecteurs ont pataugé un temps dans la prose tiède et consensuelle de nouvelles et respectables équipes qui pensaient trouver leur salut dans les artifices d'une maquette renouvelée. Et puis, les lecteurs sont partis. Mille abonnés, trois mille exemplaires : quelle triste statistique face au vingt-cinq mille lecteurs mensuels de Forum Opéra ! 

Mais Opéra International va revivre. Un repreneur va lui donner le nouveau souffle qu'il requiert. Le très remarquable Richard Martet a mis au chaud un numéro double. L'aventure va repartir après cette triste série de crevaisons. Oserons-nous dire qu'il faudra non pas "relooker" mais réinventer Opéra International ? Et que Forum Opéra livrera, par la voix de ses rédacteurs et de ses lecteurs, ses impressions afin de conserver la vitalité de cet indispensable magazine papier francophone? Nous serons intransigeants comme savent l'être les vrais amoureux, et cléments comme des cousins germains. Et que bientôt résonnent nos Te Deum !

Dies Irae pour l'Opéra-Comique. Que les très sérieux membres de la commission ministérielle se soient donné le ridicule d'écarter de la direction de l'Opéra-Comique le seul candidat qui pouvait se prévaloir d'être musicien, d'être chef de théâtre, d'être internationalement connu, d'avoir donné sa chance à une nouvelle génération de chanteurs français, d'avoir exhumé et rendu leur lustre à des pans entiers du répertoire français de Lully à Offenbach en passant par Rameau et Boïeldieu, d'être aimé du public national, etc. - oui, que cette commission se soit donné l'affreux, le pathétique ridicule d'écarter ce candidat au profit de Jérôme Deschamps, est pour nous une source inépuisable d'interrogations. Je pense que le suicide collectif de cette commission au carambar radioactif n'aurait pas été moins grotesque. Peut-être en revanche eût-il été plus souhaitable.

Nous n'avons rien contre Jérôme Deschamps. C'est un gentil monsieur. Un bon père de famille. Sa femme est aimable. Elle collectionne les objets bizarres, et les recycle sur scène. Leurs amis sont amusants. Ils ont des gueules tordues et des accents improbables. Tous sont des citoyens dignes et irréprochables - pas de doute là-dessus ! Mais quel rapport avec l'opéra ?

Qu'on me permette de passer sous silence les expériences de mise en scène d'opéra que le dossier de Monsieur Deschamps a pu arborer fièrement. Mais qu'on ne prenne pas ce silence pour un hommage. C'est une pudeur. Elle nous honore.

Non, Jérôme Deschamps, c'est d'abord l'homme qui a monté et lancé sa troupe de théâtre : Les Deschiens. Spectacles hétéroclites tenant à la fois de Marcel Duchamp (homophonie évocatrice) par le bric-à-brac et le non-sens, de Topor par la cruauté rieuse dans l'absurde, et du Splendid pour l'apothéose des minables, avec une variante rurale assez proche de la mythique Soupe aux Choux.

Tout cela, qu'on se le dise, est merveilleux. Du vrai, du grand théâtre. Du théâtre pour notre temps. Du théâtre qui fait jouer les rouages du social et du rêve. Une synthèse. Un aboutissement. Un orgasme pour bourgeois fatigués. Une apoplexie de jouissance pour bobos roublards que rien ne rassure tant que la réaffirmation de leur supériorité non seulement sociale, mais aussi verbale, vestimentaire, culturelle : rien de tel, lorsque le doute parfois vous prend que le monde ne se résume pas au Sixième arrondissement de Paris, que de contempler ces merveilleux Deschiens, qui vous rassoient à point nommé dans la certitude de votre légitimité.

Les Deschiens, donc, ont permis à l'adorable Monsieur Deschamps de passer aux yeux des membres de la commission - dont nous tairons les noms - pour un très grand professionnel du théâtre. Et c'est à ce titre que ladite commission a intronisé Monsieur Deschamps à l'Opéra-Comique, et même très comique.

Nous ne verserons pas dans le procès d'intentions. Il se peut très bien que Monsieur Deschamps utilise son budget augmenté pour quelques réalisations satisfaisantes. L'avenir le dira.

Mais d'ores et déjà, Jérôme Deschamps dit à qui veut l'entendre qu'il est une chose, une seule, qu'il se gardera absolument de faire : les Deschiens. Pas de Deschiens sur scène, ni dans les coulisses. Les Deschiens resteront à la porte du théâtre. Bravo ! Monsieur Deschamps a compris qu'il ne fallait pas faire peur aux abonnés austères de l'Opéra-Comique.

Que propose-t-il alors ? Tout, et rien. Du contemporain et du baroque. Du théâtre parlé et du théâtre chanté. Reynaldo Hahn et des créations. Des stars et des inconnus. Oh ! l'habile homme ! comme il sait parler aux ministres !

Et pourtant : ne sont-ce pas les Deschiens qui ont fait sa réputation, sa légitimité ? Qu'est Jérôme Deschamps sans les Deschiens ? Qu'a-t-il fait qui le légitime davantage que le premier directeur de théâtre venu ? - Rien. A-t-il jamais dirigé une grande scène subventionnée ? - Non. Une troupe lyrique ? - Non. A-t-il jamais fait une distribution lyrique ? un programme ? esquissé une saison ? - Non, mais il a fait les Deschiens. Cela remplace. - Oui, mais il ne le fera plus. - Ah bon. - Donc il fera des choses qu'il n'a jamais faites et qu'il ne sait pas faire. - Oui. -Et cela ne vous inquiète pas de choisir un directeur pour des raisons qu'éteint aussitôt sa nomination ? - Non. On a déjà vu cela. A l'époque, on ne disait pas "Deschiens" pour être élu avant de faire autre chose, qu'on ne savait pas faire... - On disait quoi ? - A l'époque, on disait "fracture sociale".

Nous sommes en France, en octobre 2005. Leçons de Ténèbres.
 

Sylvain FORT
 
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