(L'Heure espagnole mise en scène...)
La genèse
En 1904 au théâtre de
l'Odéon, eut lieu la création d'une pièce qui remporta
un joli succès, L'Heure espagnole, dont l'auteur, Franc-Nohain,
est aujourd'hui largement oublié. C'était pourtant un acteur
important de la vie intellectuelle du début du XX° siècle,
entre autres choses parce qu'il était membre fondateur du cénacle
des Amorphes, créé par Alphonse Allais, qui regroupait des
noms aussi connus que Jules Renard, Tristan Bernard ou Alfred Jarry.
Une des occupations principales des
Amorphes était de se payer la tête des symbolistes, et tout
particulièrement de Maeterlinck, en ridiculisant ce qu'ils appelaient
"les égarements du temps", c'est à dire le théâtre
symboliste, et plus généralement tous les sous-produits de
ce courant littéraire.
C'est ainsi que pour échapper
aux fausses naïvetés à la Maeterlinck, le sujet de L'Heure
espagnole est grivois, truculent, et en définitive très
sain. Les phrases vaporeuses des symbolistes, qui laissent une impression
de double sens obscur, y sont remplacées par des allusions, sous-entendus
et jeux de mots à caractère sexuel, se référant
à une réalité on ne peut plus matérielle. Finis
les héros éthérés et les héroïnes
évanescentes, Conception est une femme décidée, Ramiro
un solide gaillard, les personnages ne parlent plus d'amour, ils le font
!
Pour tout mélomane qui se respecte,
Maeterlinck conduit tout naturellement à Debussy : si la pièce
de théâtre est une parodie, l'opéra est-il une satire
de Pelléas et Mélisande ? Certains ont voulu le voir
ainsi, d'autant plus qu'à la création, Jean Périer,
le premier Pelléas, tenait le rôle de Ramiro. La vérité
est probablement plus complexe.
Maurice Ravel faisait lui aussi partie
d'un groupe, les Apaches qui, aux jours héroïques de la création
de Pelléas et Mélisande, n'en manquèrent pas
une représentation et bataillèrent ferme, véritables
défenseurs de Debussy. Les deux compositeurs se connaissaient personnellement
et à défaut d'être intimes, ils furent bons amis pendant
plusieurs années. Mais l'un et l'autre, tout en s'admirant mutuellement,
chassaient sur les mêmes terres. Pour des raisons de rivalité
professionnelle et sur des malentendus (des motifs inconsistants, dira
bien plus tard Ravel), les deux musiciens cessèrent peu à
peu de se fréquenter.
Il est alors facile de repérer
une atmosphère semblablement mystérieuse et inquiétante
dans l'introduction orchestrale de L'heure espagnole et dans les
interludes de Pelléas, ou des similitudes dans la conversation
en musique de L'heure espagnole et le style récitatif debussyste,
sans pour autant savoir si ces ressemblances sont intentionnelles ou non,
s'il s'agit d'une coïncidence de procédés, d'un hommage,
d'un pastiche ou d'une "mise en boite". Les allusions au style debussyste
peuvent aussi bien être fortuites que le fruit d'une admiration éperdue,
ou encore le produit de l'air du temps.
D'autres motifs que l'anti-symbolisme,
et de bien plus puissants, ont d'ailleurs motivé le choix du sujet
de Maurice Ravel.
En tout premier lieu, l'Espagne. Toute
la production de Ravel en est imprégnée : Vocalise-étude
en forme de habanera, Rhapsodie Espagnole, Alborada del Gracioso, chansons
de Don Quichotte à Dulcinée... Il n'existait pas de Pyrénées
pour ce basque né non loin de Saint-Jean-de-Luz, auquel sa mère,
en guise de berceuse, fredonnait habaneras et refrains de zarzuela
: l'Espagne était sa seconde patrie musicale. Et puis, tout en louchant
sur Pelléas et Mélisande, il devait être amusant
de glisser quelques allusions à Carmen, à l'époque
le deuxième pilier de l'Opéra-Comique après l'opéra
de Debussy. Mais l'Espagne musicale de Ravel est une Espagne vécue,
sucée avec le lait maternel, contrairement à la musique de
Bizet, conçue pour "faire espagnol", de façon un peu artificielle.
Le deuxième amour de Maurice
Ravel renvoie à la moitié paternelle de sa famille, originaire
de Suisse : il s'agit des automates et mécanismes d'horlogerie.
Cette fascination d'enfance ne l'a jamais quittée et il pensa plusieurs
fois à des sujets mettant en scène des automates : le prélude
de L'Heure espagnole est ainsi repris d'une symphonie horlogère,
esquisse de mise en musique de L'homme au sable d'ETA Hoffmann, dont la
poupée mécanique inspira également Delibes pour Coppélia
et Offenbach pour Les contes d'Hoffmann.
Enfin, l'ironie de la pièce,
son comique un peu sec, sans aucune sensiblerie, la netteté de la
structure convenaient au caractère de Ravel, à la recherche
d'un sujet. En effet le père du compositeur fut frappé en
1906 d'un accident cérébral dont il ne se remit jamais. Pour
cet homme de la vieille école, la voie royale du succès était
l'opéra, et il pressait son fils d'en composer un. C'est donc sa
maladie qui est à l'origine de la composition de L'heure espagnole,
qu'il n'entendit malheureusement jamais, car il mourut en 1908.
Maurice Ravel délégua
Claude Terrasse, ami commun, afin de demander à Franc-Nohain l'autorisation
d'utiliser son texte. Le fantaisiste-dramaturge en fut étonné,
car aucune oeuvre n'était moins propre au lyrisme que le sien, mais
il donna son accord. Ravel n'apporta aucune modification au texte, hormis
quelques coupures lui permettant de resserrer l'action.
Franc-Nohain n'était pas musicien.
Le jour où on lui joua en avant-première la réduction
pour piano, sa seule réaction à la fin de l'audition fut
de consulter sa montre et de dire : "cinquante-six minutes". Voilà
qui n'était guère encourageant...
L'oeuvre
Comédie musicale en un acte
et vingt et une scènes
Création le 19 mai 1911
à l'Opéra-Comique
Les personnages :
Torquemada, horloger : trial
Conception, épouse de Torquemada
: soprano
Ramiro, muletier : baryton
Gonzalve, bachelier : ténor
Don Inigo Gomez, banquier : basse
L'action se déroule dans la
boutique de l'horloger Torquemada, à Tolède. Le prélude,
en forme de symphonie horlogère, décrit un monde d'automates.
On entend les sonorités étranges et un peu angoissantes de
mécanismes qui semblent dotés d'une vie propre : coucous,
oiseaux mécaniques, marionnettes à musique...Trois balanciers
d'horloge réglés à des tempi différents donnent
la pulsation inexorable d'un temps hors du temps, d'un temps sans repèresÖ
Le muletier Ramiro désire faire
réparer sa montre. Héritée d'un oncle toréador,
ce qui permet de glisser un motif de jota à l'évocation des
arènes de Barcelone, cette montre a dévié le coup
de cornes d'un taureau. Un glissando orchestral ridiculise cette
péripétie on ne peut plus convenue. Autre exemple d'ironie
en musique, c'est la phrase "Ma montre à chaque instant s'arrête"
qui fait taire les balanciers du prélude. Ramiro est caractérisé
par un thème qui donne une impression de stabilité, de placidité
et de force physique.
Au moment où Torquemada s'apprête
à démonter la montre, sa femme, Conception, l'appelle de
son diminutif "plein de charme" : Totor. Diminutif savoureux, car le nom
de Torquemada n'a probablement pas été choisi seulement pour
sa consonance espagnole, mais aussi parce que c'était celui du sanglant
initiateur de l'Inquisition espagnole. Ce diminutif, ainsi que le choix
de la voix de trial, ou ténor bouffe, ne laissent aucun doute :
il s'agit du cocu de l'histoire.
De la même façon, le nom
de Conception a-t-il pu être choisi en référence à
l'Immaculée Conception ? Une chose est sûre : cette Conception-ci
n'a rien d'immaculée !
Elle rappelle à son mari qu'il
doit aller, comme chaque jeudi, régler les pendules municipales.
L'horloger demande l'heure (exemple parmi tant d'autres des incongruités
dont le texte est rempli), puis, déclarant que "L'heure officielle
n'attend pas", propose à Ramiro de l'attendre dans sa boutique,
ce qui contrarie fort Conception, qui avait prévu un rendez-vous
galant durant l'absence de son époux.
Pour se débarrasser de Ramiro,
lui-même fort embarrassé et ne sachant que dire, Conception
lui demande de porter une lourde horloge catalane dans sa chambre...échange
de politesses...Ramiro n'est que trop heureux de pouvoir se donner une
contenance...et puis : "Tout muletier a dans son coeur un déménageur
amateur" (!)
Au moment où Ramiro disparaît,
portant l'horloge comme un fétu de paille, on entend au loin la
voix de Gonzalve, bachelier poète. Le rôle de Gonzalve est
musicalement intéressant, à plus d'un titre : en premier
lieu, la musique dévolue aux différents personnages serre
le texte au plus près, par une prosodie simple qui suit le débit
normal de la conversation. Les protagonistes disent plutôt qu'ils
ne chantent, sauf justement Gonzalve, au discours musical exagérément
lyrique, voire grandiloquent, avec surcharge de coloratures et fioritures
diverses, en des effets résolument parodiques. Ravel règle
ainsi leur compte aux ténors ténorisants et à leurs
interminables sérénades. Ici les fioritures ne masquent plus
la vacuité, à la limite de l'impuissance, de jeunes premiers
à la voix par trop sucrée : elles la dévoilent.
En second lieu, c'est sur ce personnage
que convergent la plupart des caractéristiques hispanisantes : habanera,
mélismes, fandango, rythmes typiques de la musique espagnole.
Gonzalve pénètre dans
l'horlogerie, sur un rythme dansant de habanera. Conception tente
de couper court aux effusions poétiques, impatiente de passer à
des actes plus prosaïques, profitant de l'absence de son mari et de
celle de Ramiro. Mais Gonzalve est un terrible bavard. Chaque mot de Conception
est prétexte à rimailler sur des sérénades,
sonnets, chansons... A chaque nouvelle déclamation, Conception oppose
un "Oui, mon ami" de plus en plus excédé. L'heure fuit...c'est
bien le moins dans une horlogerie...et Ramiro revient. Pour s'en débarrasser
de nouveau, Conception lui demande d'aller rechercher l'horloge dans sa
chambre pour l'échanger avec celle qui est restée dans la
boutique, puis décide Gonzalve à se cacher à l'intérieur.
Arrive alors le riche Don Inigo Gomez,
introduit par un thème pompeux, c'est lui qui s'est arrangé
pour faire confier le réglage des horloges publiques à Torquemada,
afin de l'éloigner de son logis. Il vient faire la cour à
Conception, qui est d'autant plus sur la défensive que Gonzalve
entend tout, caché dans sa pendule : les horloges ont des oreilles
! Heureusement, au plus fort de la déclaration du banquier, Ramiro
redescend avec son horloge, ce qui permet à Conception de s'exclamer
au milieu d'un silence : "J'ai les déménageurs", savoureux
exemple de ce mélange de conversation familière et de lyrisme
volontairement ridicule et exagéré, qui court tout au long
de l'oeuvre.
La nouvelle horloge à monter
est plus lourde, et pour cause, mais Ramiro la charge sur ses épaules
sans le moindre effort, il s'amuse même à la faire rouler
d'une épaule à l'autre, donnant le mal de mer à ce
pauvre Gonzalve, ce qui est traduit de façon tout à fait
suggestive et amusante par l'orchestre. Conception accompagne Ramiro à
l'étage, car elle trouve le "balancier" de l'horloge fragile...
Resté seul, Don Inigo, dépité,
pour prouver à l'horlogère qu'il sait être amusant,
se cache dans la pendule et tente de la surprendre en criant "coucou".
Mais c'est Ramiro qui redescend, chargé de garder la boutique...
Il médite sur la belle horlogère, qui est une femme charmante
(avec un portamento comique sur ces mots)... et sur le fait que
le seul talent que lui a donné le sort se borne à porter
des horloges, et non pas au "soin minutieux de toucher les ressorts" des
horlogères...
Conception qui revient à son
tour n'est pas d'humeur à rire : Gonzalve ne sait visiblement rien
faire d'autre que roucouler de beaux discours...quant aux actes, c'est
une autre histoire... aussi demande-t-elle à Ramiro d'aller rechercher
la pendule.
Don Inigo profite de cet instant de
répit pour faire sa cour à Conception. Il met son plan à
exécution en émettant des "coucou !" ridicules d'une voix
de fausset, mais le moment est mal choisi de parler de coucou ! Puis devant
l'inflexibilité de sa belle, il lui demande s'il doit sortir de
cette horloge où il a eu tant de peine à entrer, situation
dont le ridicule est souligné par un glissando du trombone.
Mais Ramiro revient avec l'horloge défaillante, et demande s'il
doit remonter l'autre, dans laquelle Inigo est toujours caché...Conception
hésite, et finalement accepte.
Cette horloge est encore plus lourde...mais
Ramiro, exhibant sa force physique, la monte dans la chambre, son thème
retentissant triomphalement...Pendant ce temps, Gonzalve refuse de sortir
de son horloge, dans laquelle il a trouvé l'inspiration. Conception,
excédée, le rembarre et monte rejoindre Inigo. Ramiro, sommé
encore une fois de garder la boutique, rêve à Conception,
femme toujours aussi charmante (mots de nouveau soulignés par le
même portamento)... Il trouve merveilleux de monter et descendre
des pendules : rien à dire, rien à penser, on n'a qu'à
se laisser bercer par le tic-tac des pendules, qui reprennent opportunément
des thèmes entendus dans l'ouverture... S'il devait changer de vie,
il serait horloger, dans cette horlogerie, avec cette horlogère...
Conception redescend encore plus furieuse.
Inigo, au tour de taille conséquent, est resté coincé
dans l'horloge ! Elle clame sa colère dans ce qui ressemble le plus
à un air dans toute la partition : "Ah la pitoyable aventure !"
ponctué de violents fortissimi hispanisants de l'orchestre
qui à la fois traduisent la frustration de l'horlogère, et
la rendent d'autant plus risible. De nouveau, le comique de la pièce,
lequel est aussi bien un comique de situations que de mots, est renforcé
par un comique musical totalement indépendant, dû aux soulignements
ironiques de l'orchestre. Nous sommes loin, par exemple, d'un comique musical
à la Offenbach, essentiellement pléonastique, à base
de citations et de pastiches.
Ramiro remonte chercher l'horloge dans
la chambre. De plus en plus frustrée, pressée par le temps,
car Torquemada va revenir, et admirant la force de Ramiro qui transporte
des horloges comme des plumes, elle lui demande de monter une dernière
fois...sans horloge !
Inigo et Gonzalve restent chacun dans
leur horloge, le financier appelle à l'aide pour qu'on l'aide à
sortir, culminant en un drôlissime "Cordon s'il vous plait", qui
obtient pour seule réponse... un coucou des pendules ! Gonzalve
choisit ce moment pour s'extraire de son horloge, mais apercevant par la
fenêtre Torquemada qui rentre, il se précipite dans l'autre...
"il y a quelqu'un", lui dit pitoyablement don Inigo, sur un ton tel qu'on
peut confondre horloge et lieu d'aisance, ajoutant encore au ridicule de
sa situation, sur un commentaire ironique des trombones !
Pour justifier leur présence
dans la boutique et éloigner les soupçons de Torquemada,
Gonzalve et Inigo doivent chacun lui acheter "leur" horloge. Il ne reste
plus qu'à décoincer Inigo...mais il n'y a rien à faire.
Ramiro et Conception redescendant discrètement,
le muletier accomplit un dernier tour de force, ponctué de son sempiternel
et paisible "Voilà" et tire Don Inigo de l'horloge. Conception confirme
que "de sa vigueur, chacun témoigne".
Conception n'aura pas d'horloge dans
sa chambre puisque les deux sont vendues, mais ce n'est pas grave, car
le muletier promet de passer avec ses mulets, chaque matin, sous les fenêtres
de Conception "lui donner l'heure". Pour finir, tous font face aux publics,
et tirent la morale de l'histoire, un peu comme le final de Don Giovanni,
à ceci près que les paroles de ce quintette en forme de habanera
n'ont ni queue ni tête : c'est la morale de Boccace, c'est du moins
ce que disent les personnages, avec un peu d'Espagne autour, oui, mais
autour de quoi ?
Catherine Scholler
Discographie
par Jean-Christophe Henry