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L'Heure Espagnole
Discographie
par Jean-Christophe Henry
("L'Heure" vue par Dali)
La première oeuvre lyrique
de Maurice Ravel paraît, à première vue, plus facile
à "réussir" que le fragile Enfant et les Sortilèges,
oeuvre riche en contrastes et symboles. Mais réduire l'Heure
Espagnole à une simple pochade tirée du boulevard serait
trop facile : l'humour pince-sans-rire, l'hispanisme délicieusement
caricatural, le livret, plein de sous-entendus, de Franc-Nohain, l'orchestration
riche et colorée nécessitent des interprètes de tout
premier ordre. Moins gâtée par les maisons de disque depuis
quelques années (une seule version disponible datant d'après
65 !), l'oeuvre bénéficie tout de même de 7 versions
dont une datant de 1929 !
Cascavelle,
1929
Conception : Jeanne Krieger
Torquemada : Raoul Gilles
Ramiro : Jean Aubert
Don Inigo Gomez : Hector Dufranne
Gonzalve : Louis Arnoult
Orchestre de l'Opéra de Paris
Direction : Georges Truc
Que dire de ce document quasi préhistorique
? Dès les premières minutes, on est saisi par les délicieux
craquements et chuintements du 78 tours qui a sans doute servi au passage
CD (style minidisque bas de gamme placé à deux mètres
d'un antique phonographe). Comment une maison de disque digne de ce nom
ose-t-elle encore proposer un tel produit à l'heure du numérique
? En tout cas, on est tout de suite dans l'ambiance... L'interprétation,
elle aussi, fleure bon (pour ne pas dire sent fort) l'entre-deux-guerres
: voix plates, proches du parlando, aucune différentiation
entre les tessitures (les voix d'hommes sont toutes nasales et courtes
en aigus) tempi routiniers, accents très "Pantruche". Ce qui est
plus grave, c'est le manque d'investissement général du plateau
et de l'orchestre : on croirait la prise de son amateur d'un déchiffrage
général ! Aucun intérêt, à oublier.
INA, mémoire
vive, 1944
Conception : Geori Boué
Torquemada : Jean Planel
Ramiro : Roger Bordin
Don Inigo Gomez : Charles Paul
Gonzalve : Louis Arnoult
Orchestre national
Direction : Manuel Rosenthal
Encore un trésor sorti des "caves"
de l'INA (le rythme de ces exhumations, le plus souvent miraculeuses, est
malheureusement trop lent), et le passage au CD est d'une grande qualité,
comme toujours dans cette collection. On connaît les affinités
de Rosenthal pour la musique française du début du XXe (avec
Ansermet, il reste le chef de référence pour cette période),
ici sa direction aérée et colorée fait merveille.
L'Orchestre national s'amuse beaucoup avec la musique de Ravel et c'est
primordial pour l'équilibre de l'oeuvre. Chaque instrument soliste
ponctue cette farce avec un plaisir évident. Les rôles sont
servis par des "vieux routards" des scènes nationales. Les dictions
sont parfaites et le sous-texte finement interprété. Roger
Bourdin fait merveille en muletier bourru, Louis Arnoult et Jean Planel,
vrais ténors de caractère, sont délicieusement ridicules
sans jamais forcer le trait. Charles Paul, quoiqu'un peu léger,
se tire bien de son rôle de vieux banquier enamouré. Seule
la grande Geori Boué manque de profondeur vocale pour incarner parfaitement
la sensuelle horlogère : elle est séduisante, mais jamais
troublante. Ce n'est pas la pire soprano distribuée dans ce rôle,
mais on préférerait une mezzo ! Dommage. Malgré ce
petit regret féminin, une très belle version.
Lys, 1949
Conception : Janie Linda
Torquemada : Jean Mollien
Ramiro : Jean Hoffman
Don Inigo Gomez : Lucien Mans
Gonzalve : André Dran
Orchestre Radio Symphonique de Paris
Direction René Leibowitz
Cette version vaut surtout par la direction
très nuancée et énergique de René Leibowitz.
D'une grande précision, ce chef, dont les témoignages sonores
sont trop rares, conduit de main de maître l'Orchestre de la Radio.
Sa vision est moins poétique que celle de Rosenthal, mais plus précise.
La distribution est par contre moins homogène. Jean Hoffman est
trop stylé pour caractériser le rude muletier et la voix
est un peu engorgée. Le Gonzalve d'André Dran est cotonneux
et techniquement limité et Jean Mollien est court en aigus dans
Torquemada. Lucien Mans est un Inigo idéalement sombre, mais un
peu fatigué. Seule Janie Linda s'en tire avec les honneurs : musicienne,
pimpante et manipulatrice, mais... soprano ! Une version de chef, mais
les bonnes directions sont trop courantes dans cette discographie pour
s'y arrêter.
EMI, 1953
Conception : Denise Duval
Torquemada : René Herent
Ramiro : Jean Vieuilli
Don Inigo Gomez : Charles Clavensy
Gonzalve : Jean Giraudeau
Orchestre de l'Opéra Comique
Direction André Cluytens
Là encore, le chef tient ses promesses
: le grand Cluytens aborde l'oeuvre avec le sérieux et la précision
qu'on lui connaît, mais aussi avec une bonne dose d'humour. Le dialogue
permanent entre chanteurs et solistes de l'Orchestre prend ici tout son
sens. La phalange de l'Opéra Comique déploie tout son métier
pour nous offrir une grande version. EMI a admirablement restauré
la bande et bien que mono, la prise est de grande qualité. La distribution
est de haut vol, seul le Torquemada de Herent parait un peu fatigué.
Charles Clavensy possède à la fois la profondeur et les facilités
techniques pour incarner le banquier : ses "coucou" sont les plus délicieux
de la discographie. Jean Giraudeau est irrésistible en Trissotin
ibérique et Jean Vieuilli campe un muletier mâle et crâneur.
On pouvait craindre de la grande Duval une inadéquation vocale avec
l'horlogère : une fois de plus, on a distribué une soprano
dans Conception. Et bien l'immense artiste se tire avec les honneurs de
la confrontation : la voix longue et le médium charnu font ici merveille
et la comédienne déploie des trésors d'intelligence
musicale qui achève de nous convaincre : son incarnation est magistrale.
Une grande version.
DECCA, 1953
Conception : Suzanne Danco
Torquemada : Michel Hamel
Ramiro : Heinz Rehfuss
Don Inigo Gomez : André Vessières
Gonzalve : Paul Derenne
Orchestre de la Suisse Romande
Direction : Ernest Ansermet
Voila la seule vraie déception
de cette discographie. La direction onirique d'Ansermet excellait dans
le délicat Enfant et les Sortilèges, mais ici, tout
semble distancié et manque simplement de folie. L'Orchestre de la
Suisse Romande nous réserve ces plus luxueuses sonorités
mais l'articulation, l'humour n'est pas au rendez-vous et la prise de son
cotonneuse n'arrange rien. La distribution est pleine de qualités,
mais se prend trop au sérieux pour cette farce ibérique.
Rehfuss est bien trop charmeur pour le muletier. Derenne, superbe diseur,
est narcissique à souhait en Gonzalve, mais tout de même un
peu trop précieux. Vessières et Hamel s'en tirent mieux,
mais souffrent de la vision trop symphonique d'Ansermet. Danco était
déjà très "grande dame" en princesse de l'Enfant
avec le chef suisse, elle penche ici vers la bourgeoise hystérique,
ce qui est un grave contresens. Pas une once de séduction dans son
jeu, bien que la voix soit toujours aussi belle : dommage, car de toutes
les sopranos au disque, c'est sans doute la seule à avoir vraiment
la couleur vocale nécessaire.
Un rendez-vous manqué.
DG, 1965
Conception : Jane Berbié
Torquemada : Jean Giraudeau
Ramiro : Gabriel Bacquier
Don Inigo Gomez : José Van
Dam
Gonzalve : Michel Sénéchal
Orchestre National de la RTF
Direction Lorin Maazel
Une des plus belles distributions de l'histoire
du disque : tout le monde est ici parfaitement à sa place, vocalement
et dramatiquement. De plus, sûrement transcendé par un tel
plateau, Maazel est plus à son affaire que dans l'Enfant.
Bien que toujours un peu au scalpel, sa direction est énergique
et pleine de vie. La très belle prise de son et le "remastering"
sont la cerise sur le gâteau.
Enfin une mezzo dans le rôle
de Conception, on commençait à désespérer !
Et à l'écoute de Mme Berbié, on comprend pourquoi
tant de sopranos se sont cassé les dents sur l'horlogère
: on redécouvre presque toute une partie du rôle, les interventions
graves dans les duos en particulier. De plus la technique sans faille de
la mezzo lui permet d'aborder les aigus du rôle sans la moindre fixité,
en leur donnant même une couleur chaude et sensuelle que l'on désespérait
d'entendre ici. Le tout jeune Bacquier est parfait en force de la nature,
bourru et viril, on se demande même pourquoi l'horlogère met
si longtemps à craquer ! La voix est idéalement sombre, et
fait vite oublier les Pelléas efféminés que l'on nous
impose trop souvent dans ce rôle, l'articulation ferme et pleine
d'esprit, l'aigu triomphant. L'interprétation de Van Dam, lui aussi
au tout début de sa carrière, est la grande surprise du disque
: très souvent peu investi et théâtralement rigide
au disque, le grand José se lâche complètement ici,
faisant presque passer Bacquier pour trop sérieux ! Sa composition
est délicieuse et la voix superbe, comme d'habitude. Sénéchal,
dès son entrée, déploie des trésors de technique
et toute la musicalité qu'on lui connaît pour composer un
Gonzalve de grand luxe. Enfin le Torquemada de Giraudeau est savoureux
de mièvrerie commerciale et, tout vétéran qu'il soit
au sein de l'équipe, il assume son rôle sans aucun mal. Ecoutez
le quintette final, génialement enlevé et vous serez convaincu
que cette version est absolument indispensable.
DG, 1999
Conception : Kimberley Barber
Torquemada : Georges Gautier
Ramiro : Kurt Ollmann
Don Inigo Gomez : David Wilson-Johnson
Gonzalve : John-Mark Ainsley
London Symphonie Orchestra
Direction André Prévin
Avant tout, saluons le travail remarquable
de diction réalisé par l'ensemble des interprètes.
Distribuer quatre artistes anglophones pour cinq rôles dans l'Heure
Espagnole constituait un pari risqué et il faut vraiment tendre
l'oreille pour relever des fautes de prononciation. Malheureusement, une
bonne diction ne fait pas une grande interprétation. De plus, Prévin
opte pour des tempi très lents afin de laisser à ses chanteurs
le temps de dire le texte, ce qui amollit l'action. L'atmosphère
n'est pas là, le texte est trop détaillé, quasi saucissonné,
tout ici sent le studio à plein nez.
Le seul français du plateau,
Georges Gautier, se débat avec les ruines d'une voix qui, déjà
à la base, n'était pas très intéressante :
la ligne est affublée d'un vibrato inquiétant sur la moindre
tenue et l'artiste se réfugie dans un chuchotement ridicule pour
masquer les délabrements de l'organe.
Les deux voix graves masculines s'en
tirent bien. Ollmann campe un muletier un peu binaire mais très
en voix et Wilson-Johnson est le seul à proposer une interprétation
vraiment construite. Jamais Gonzalve ne s'est vu doté d'un timbre
plus suave, d'une ligne si pure, d'un aigu si solaire, mais le jeune poète
n'est ni Ottavio ni l'Evangéliste ! Ainsley passe totalement à
coté du personnage : tout est trop chanté, pas assez dit
et compris. Kimberley Barber est une belle mezzo, mais elle ne nous épargne
pas les poitrinages outranciers et les attaques par-dessous qu'on nous
impose trop souvent dans ce rôle : on regretterait presque les têtes
d'épingles qui ont chanté Conception pendant des années
tant le tableau est caricatural. De belles voix, un bon chef mais pas de
théâtre.
En conclusion, pas trop d'hésitation,
Maazel et Cluytens remportent sans mal la timbale, avec chez l'un une
mezzo dans l'horlogère et chez l'autre un soprano. Évitez
Truc et Leibowitz, quant aux passionnés, il faut absolument connaître
la vision de Rosenthal. Nous attendons toujours une version moderne convaincante,
mais Sony nous annonce un Ozawa avec Fouchécourt et Beuron : miam
!
Jean-Christophe Henry
Analyse
de l'Oeuvre par Catherine Scholler
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