sommaire du dossier Trois Soeurs - Eötvös ]
------

I. Les Trois Sœurs de Peter Eötvös

Mathilde Bouhon


"Notre temps viendra; nous nous en irons pour toujours; on nous oubliera. On oubliera nos figures, nos voix, et combien nous étions, mais nos souffrances se changeront en joie pour ceux qui vivront après nous… Le bonheur et la paix règneront sur la terre. Et l'on se souviendra avec des paroles affectueuses de ceux qui vivent à présent. Oh, mes chères sœurs,notre vie n'est pas encore finie; vivons ! La musique joue si gaiement, si allègrement, et il semble que bientôt nous saurons pourquoi nous vivons, pourquoi nous souffrons… Si l'on savait !… si l'on savait !"

Irina, acte IV.



Illustration - Les trois sœurs - Balthus (1955)


Lorsqu'il entreprend en 1900 la composition de sa nouvelle pièce Les Trois Soeurs, Anton Pavlovitch Tchekhov a tout juste quarante ans, et vient de voir, en 1898 et 1899, deux autres de ses chefs-d'œuvres, respectivement La Mouette et L'Oncle Vania, créés avec succès au Théâtre d'Art, troupe moscovite en activité depuis l'automne 1898. Les Trois Soeurs -dont les premières idées remonteraient à 1898-99- sont la première pièce que Tchekhov, à la fois motivé par le succès de Vania et poussé par Némirovitch-Santchenko, co-fondateur de la troupe, écrit spécifiquement pour le Théâtre d'Art.

Tchekhov se met au travail en août 1900, avec l'objectif de finir sa pièce en septembre; mais tout ne va pas aussi facilement qu'il le pensait, l'auteur recontrant des problèmes liés à la multitude des personnages; à quoi il faut ajouter des ennuis de santé (tuberculeux, Tchekhov fut contraint de s'installer en Crimée, avec quelques voyages en France et en Allemagne pour se soigner).

Le 29 octobre 1900 a lieu une première lecture avec les acteurs, plutôt perplexes. Tchekhov, persuadé d'avoir écrit une comédie, l'a cependant sous-titrée drame -et effectivement les acteurs se sentent en face d'un drame. Tchekhov remanie alors la pièce, notamment le dernier acte, réorganisé de fond en comble, et y met le point final à Nice, fin décembre.


Petit synopsis tout simple à l'usage des néophytes et des mémoires embrouillées

La pièce de Tchekhov a beau être célèbre, un petit rappel acte par acte de son déroulement n'en est pas moins avantageux dans le cas présent.

Personnages (en capitales, le nom usuel dans la pièce):

ANDREÏ Sergueïevitch Prozorov
Natalia Ivanovna (NATACHA), sa fiancée puis épouse
OLGA (28 ans au premier acte, institutrice),
MACHA,
IRINA (20 ans au premier acte), sœurs d'Andreï
Fiodor Ilitch KOULYGUINE, professeur au lycée et époux de Macha
Aleksandr Ignatievitch VERCHININE, lieutenant-colonel, nouveau commandant de batterie
Baron Nikolaï Lvovitch TOUZENBACH, lieutenant
Vassili Vassilievitch SOLIONY, capitaine d'état-major
Ivan Romanovitch TCHEBOUTYKINE, médecin militaire
Alekseï Petrovitch FEDOTIK, lieutenant
Vladimir Karlovitch RODE, sous-lieutenant
FERAPONT, vieillard, employé de la commission du zemstvo
ANFISSA, vieille bonne des trois sœurs (80 ans)

L'action se situe dans un chef-lieu de gouvernement, dans la demeure des Prozorov où résident Andreï (puis avec lui Natacha), Olga, Irina et Anfissa (à l'étage inférieur habite Tcheboutykine, à l'étage supérieur le baron Touzenbach), et s'étale sur plusieurs années. L'action est contemporaine de l'époque d'écriture.


Acte I.

Anniversaire d'Irina, qui fête ses 20 ans. Olga corrige des copies d'élèves, Macha lit. Irina et Olga rêvent de retourner à Moscou, où elles ont passé leur enfance. Tcheboutykine et Touzenbach dissertent; Soliony irrite le monde par ses bizarreries.

Arrive le nouveau commandant de batterie fraîchement nommé dans la ville: Verchinine, qui a autrefois servi sous le commandement de Prozorov, le père des trois sœurs, décédé il y a un an. Il évoque avec les trois sœurs le temps où tous vivaient à Moscou. Les sœurs parlent avec fierté de leur frère Andreï, très brillant et prometteur si l'on en croit leurs dires. Fédotik et Rodé viennent également prendre part à la fête.
Survient Koulyguine, époux de Macha, avec qui celle-ci doit aller, à contre-cœur, dîner chez le directeur du lycée. Au moment où tous passent à la salle à manger pour déjeuner, Irina et Touzenbach restent en arrière; le baron déclare son amour à Irina, qui le repousse avec douceur.

Natacha fait également son apparition, vêtue d'une robe rose à ceinture verte, détail qui ne manque de choquer Olga. Les convives ironisent sur l'amour qui semble lier Andréï à Natacha, et celle-ci quitte précipitamment la table, immédiatement suivie d'Andreï enflammé.


Acte II.

Le temps a passé. Natacha est à présent l'épouse d'Andreï, et ils ont un fils, Bobik.

On s'apprête à recevoir des masques, sans grand entrain cependant: Natacha est inquiète pour la santé de Bobik et cherche à obtenir qu'Irina dorme dans la chambre d'Olga pour laisser la sienne au petit garçon; Andreï, qui dilapide les finances familiales au jeu, semble se désintéresser totalement de la vie familiale et se remémore avec amertume ses ambitions premières; Macha et Verchinine, qui semblent à présent assez liés, se plaignent de leurs mariages respectifs -Koulyguine est médiocre aux yeux de Macha, alors que l'épouse de Verchinine lui rend la vie impossible par d'incessantes tentatives de suicide-; Touzenbach ramène Irina du télégraphe où elle travaille sans bonheur. Après avoir à nouveau disserté sur le futur de l'humanité, Verchinine, Tcheboutykine et Touzenbach prennent congé sur la demande de Natacha. Soliony déclare son amour à Irina qui le repousse froidement. Il déclare alors que peu lui importe de ne pas être aimé, mais qu'il tuera tout rival heureux. Natacha sort rejoindre Protopopov, président de la comission du zemstvo. Irina, restée seule, s'ennuie et redit son désir de partir à Moscou.


Acte III.

Un soir d'incendie. Le temps a encore passé. Andreï et Natacha ont a présent deux enfants.

Olga donne à Anfissa et Férapont des vêtements pour les victimes du sinistre. Anfissa dit sa lassitude à Olga qui la réconforte. Survient Natacha qui rudoie Anfissa et s'étonne qu'Olga la garde à son service. Koulyguine cherche son épouse pour rentrer chez eux. Tcheboutykine entre, ivre et sombre: il a replongé dans l'alcoolisme. Il casse accidentellement une pendule. Soliony se montre menaçant vis-à-vis de Touzenbach. Celui-ci a donné sa démission à l'armée et s'apprête à travailler à la briquetterie. Irina, après avoir craqué et laissé exploser ses déceptions diverses, accepte sur l'avis de ses deux sœurs d'épouser le baron si celui-ci l'emmène à Moscou, alors que Macha révèle de son côté son amour pour Verchinine.


Acte IV.

La garnison s'apprête à quitter la ville, Irina à épouser Touzenbach, le baron à prendre son poste à la briquetterie. Tout le monde se dit au revoir. L'atmosphère est plutôt dépressive. Andreï disserte pendant que Natacha dicte ses lois dans la maison en bonne mégère tyrannique qu'elle est devenue. Des rumeurs courent sur une dispute ayant éclaté en ville la veille entre Touzenbach et Soliony; Irina a un mauvais pressentiment… et effectivement le baron la quitte précipitamment, visiblement préoccupé. Pendant ce temps Verchinine fait ses adieux à Macha. Soudain résonne au loin un coup de feu: Soliony a tué le baron. Les trois sœurs restent seules, prisonnières de leur quotidien minable et déprimant, et ne reverront sans doute jamais Moscou.

Voilà pour l'intrigue. Penchons-nous un peu à présent sur les personnages…

Andreï, Olga, Macha et Irina sont les enfants d'un colonel. À ce titre, ils sont issus de la bonne société, et ont bénéficié d'une éducation variée et raffinée, apprenant plusieurs langues étrangères, s'initiant à la musique (Andreï et Macha jouent respectivement du violon et du piano), et grandissant dans une maison souvent hôte de nombreux officiers. De cette époque faste, les sœurs ont hérité une étiquette et des principes plutôt stricts, habituées à traiter tout le monde avec respect voire déférence, et "ne supportent pas la moindre indélicatesse".

Autour de ce noyau dur évolue une petite société de militaires ou affiliés: cinq officiers et un ancien médecin militaire; autant de vestiges de l'époque dorée où les Prozorov demeuraient à Moscou, l'emblème flagrant en étant Verchinine, qui avait servi une quinzaine d'années auparavant sous les ordres du colonel.

En dehors de ce petit groupe d'officiers, les seules fréquentations des Prozorov se limitent à la belle-famille (Koulyguine, Natacha) et aux deux pauvres petits vieillards, Férapont et Anfissa.

Pas très réjouissant, évidemment, comme environnement… Et dès le début de la pièce transparaît une atmosphère pour le moins opprimante d'ennui. Les trois sœurs s'ennuient dans leur province. Elles qui pensaient avoir la vie devant elles se trouvent engluées dans un petit univers moyen: Olga, l'aînée, enseigne sans plaisir au lycée de jeunes filles, tout en sachant parfaitement qu'elle mènera sans doute toujours la morne existence d'une vieille fille aigrie; Macha, mariée très tôt à un homme qu'elle croyait alors intelligent et raffiné, perd chaque jour un peu plus toute considération en son époux; quant à Irina, la pétillante benjamine, qui ne cesse tout au long de la pièce de faire des concessions sur ce qu'elle pensait être des exigences légitimes, le quatrième acte qui voit la mort de son fiancé la laissera désemparée et surtout désabusée.

En totale opposition aux soeurs, on trouve Natacha. Issue visiblement de la petite bourgeoisie, elle fait montre au fur et à mesure de la pièce d'un esprit étriqué, mesquin, et snob. Souffrant d'un complexe d'infériorité face au raffinement et à l'éducation des trois soeurs, elle compense cette infériorité par une emprise de plus en plus forte sur Andreï, l'éloignant de ses soeurs, et prenant totalement possession de la maison familiale, dictant ses lois, hystérique et tyrannique.

Côté messieurs, ce n'est guère plus brillant.

Andreï, autrefois jeune homme plein d'avenir selon ses sœurs, se laisse peu à peu, par paresse et surtout par faiblesse, médiocriser. Totalement passif -que cela soit dans sa relation à Natacha ou dans sa vie professionnelle- bien qu'intelligent, il se laisse aisément dominer par les autres, ballotté entre d'un côté son épouse qu'il continue d'aimer en dépit de ses nombreux travers, et de l'autre ses sœurs, dont il sait parfaitement qu'elles ne partagent pas totalement (loin s'en faut) son affection pour Natalia Ivanovna.

Tcheboutykine, l'ami fidèle des Prozorov, a tout pour être le type même du brave monsieur, du tonton adoptif. On peut entendre, non seulement qu'il a été très lié avec le colonel, mais également, par le biais de petites phrases ici et là, qu'il a autrefois aimé passionnément la mère d'Andreï et des trois sœurs; et il conçoit une très forte affection pour les quatre jeunes gens, notamment Irina. Seulement voilà, sa grande lucidité, qui se traduit par une humeur souvent sombre, rend parfois sa compagnie peu réjouissante -il est de ces hommes sur qui pèse un lourd secret (dans le cas présent, la mort d'une patiente, pense-t-il, par sa faute) et qui tentent de réconforter les autres sans jamais se livrer totalement eux-mêmes; mais sa culpabilité lui deviendra tellement inassumable qu'il va replonger dans l'alcoolisme au troisième acte lorsque l'on voudra recourir à ses services pour soigner les victimes de l'incendie.

Les deux amoureux, Verchinine et Touzenbach, semblent au premier abord plus positifs, plus heureux; mais eux aussi sont voués à l'échec, tant Verchinine, incapable de se libérer du joug de sa famille (il ne peut abandonner ses deux petites filles, et est paralysé par le chantage moral que lui fait subir son épouse), que Touzenbach, prétendant rêveur nettement déconnecté de la réalité et de la société en dépit de sa sociabilité apparente, et qui en mourra sous la balle du sombre et énigmatique Soliony, sans conteste le personnage le plus intrigant et opaque de la pièce, qui semble d'une certaine manière fasciner étrangement Irina en même temps qu'il l'effraie.

Irina, Olga, Macha, Verchinine, Touzenbach, Soliony, Andrei, Natacha, Tchéboutykine: autant de personnages finalement si banals, si communs dans leur aspiration au bonheur, qu'il n'est que justice qu'ils l'expriment en musique.


sommaire du dossier ]
[ Sommaire de la Revue ] [ haut de page ]