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II. De la pièce de Tchekhov à l'opéra d'Eötvös :
distorsion du rythme narratif et personnalisation du récit

Mathilde Bouhon



"Les Trois Sœurs marchent merveilleusement bien ! Mieux que L'Oncle Vania. Ce n'est pas du jeu, c'est de la musique."

Gorki à Tchekhov

"Le russe est une langue très concentrée. Les voyelles sont chantantes, les consonnes fortement caractérisées."

Peter Eötvös



Qui n'a jamais entendu parler de la fameuse "petite musique" tchekhovienne? La formule est incontournable dès que l'on évoque l'œuvre du grand auteur russe -comment expliquer alors qu'il ait si peu inspiré les compositeurs jusqu'à présent? Car, si l'on compte une poignée d'adaptations opératiques, dont un Ours de William Walton (1967), force est de constater qu'aucune d'entre elles n'a marqué pour l'instant l'histoire de l'opéra, et l'entrée de Tchekhov au répertoire lyrique est restée jusqu'à aujourd'hui -ou plus précisément jusqu'à un beau jour de l'hiver 1998- lettre morte.

Peut-être le déroulement relativement léthargique des évènements qui caractérise le théâtre tchekhovien, en dépit d'un aspect psychologique souvent passionnant, rebute-t-il les compositeurs? Bien souvent, il est vrai, les personnages de Tchekhov bavardent, se plaignent et s'ennuient, étalent leurs rêves et philosophaillent…mais agissent peu, voire pas du tout.

Peter Eötvös, pour son opéra, a su remarquablement tirer parti de cette quasi inactivité, et du sentiment d'ennui et de lenteur qui se dégage de Trois Sœurs. En évitant l'écueil de la transposition littérale, à la virgule près, du texte dans laquelle il aurait suivi bien sagement la trame de la pièce acte par acte, et en dé- puis re-structurant la pièce, il se l'est avant tout totalement appropriée, nous livrant sa vision de Trois Sœurs et son analyse des relations liant trois des principaux personnages, Irina, Andreï et Macha, à leur entourage direct -leur entourage "sentimental": respectivement Touzenbach et Soliony, Natacha, et Verchinine.

L'opéra d'Eötvös s'articule, non en quatre actes, mais en un prologue et trois séquences montrant les évènements qui ont précédé le prologue. L'action est donc montrée trois fois, chaque fois sous un angle, un point de vue différent -chacune des trois séquences étant comme une caméra qui nous dévoilerait des détails échappant au champ des deux autres.
Voyons d'abord d'un peu plus près comment s'organise ce livret…


Petit synopsis de l'opéra

Prologue:

Olga, Macha et Irina chantent leur lassitude et leurs souffrances, dont elles pensent qu'elles "se changeront en joie pour ceux qui vivront après [elles]". Un homme est mort, un autre s'en va, elles restent seules: ce prologue reprend en fait les dernières phrases d'Irina dans la pièce de Tchekhov.

Première Séquence: Irina

Plainte d'Irina: elle sent qu'elle et ses sœurs ne reverront jamais Moscou. Sa vie est morne -ou tout du moins l'est devenue- et ne lui a  vvpas apporté ce qu'elle espérait. Olga lui recommande d'épouser le baron Touzenbach. Macha siffle.

Natacha passe, une bougie à la main. Macha siffle, et remarque que Natacha "marche comme si c'était elle qui avait mis le feu".

On entend la ville en flammes. Verchinine et Koulyguine louent le travail des soldats qui luttent contre le feu. Verchinine et Touzenbach évoquent le départ prochain de la brigade, qui laissera la ville quasiment vide.
Tcheboutykine, ivre, laisse tomber une pendule.

Touzenbach, éméché, veut faire la paix avec Soliony. Soliony se montre effrontément désagréable avec tous, pendant que Touzenbach se saoule complètement et fraternise avec Andreï.

Jeu de téléphone arabe: Natacha, préoccupée de la santé de son fils Bobik, lance indirectement à l'assistance le message qu'il faut partir. Macha fait remarquer avec insolence à Andreï que c'est plus Natacha que Bobik qui est malade.

Irina et Touzenbach restent seuls (le docteur se tient à l'écart). Touzenbach déclare son amour à Irina et déploie sa vision idéaliste du monde futur dans lequel tous travailleront.

Survient Soliony qui laisse entendre qu'un jour il tuera Touzenbach.

Touzenbach et Tcheboutykine partis, Soliony déclare sa flamme à Irina, quelque peu effrayée par l'étrangeté de cet homme. Peut lui importe de ne pas être aimé, mais il ne supportera aucun rival heureux.

Entre Natacha qui demande à Irina de laisser sa chambre à Bobik et de s'installer dans celle d'Olga. On sonne: c'est Protopopov. Natacha glousse et sort le rejoindre.

Premiers adieux au jardin: Fedotik et Rodé prennent congé, puis sortent avec Touzenbach.

Irina s'inquiète: la rumeur court selon laquelle Touzenbach et Soliony se sont disputés la veille. Le Docteur dément. Soliony vient chercher le Docteur.

Deuxièmes adieux au jardin: Touzenbach prend congé d'Irina, lui promettant de revenir tout de suite et de l'emmener à Moscou le lendemain. Il semble préoccupé, agité.

Alors qu'Irina parle à Olga de son mariage imminent, un coup de feu retentit. Le docteur entre: Soliony a tué le baron en duel. Le pressentiment d'Irina s'avère tragiquement juste.

Deuxième séquence: Andreï

Les trois sœurs se plaignent de la médiocrité de leur frère Andreï, lui qui était si brillant jeune homme, et partagent leur ressentiment envers Natacha l'infidèle.

Irina pleure et se lamente sur sa vie si décevante et vide. Macha siffle.

Natacha passe, une bougie à la main. Macha remarque que Natacha "marche comme si c'était elle qui avait mis le feu".

Bruits de la ville en flamme. Olga donne à Anfissa des vêtements pour les sinistrés. Andreï se plaint de l'hostilité que semblent nourrir ses sœurs envers son épouse et tente désespérément et naïvement de défendre son amour pour Natacha et sa situation actuelle dont il prétend être fier, alors qu'Anfissa implore Olga de ne pas la congédier. Koulyguine cherche Macha.

Natacha rudoie Anfissa sous le regard d'Olga scandalisée. Natacha, hystérique, exige d'une Olga de plus en plus incrédule qu'elle se défasse d'Anfissa.

Verchinine et Koulyguine louent le travail des soldats qui luttent contre le feu. Tcheboutykine, ivre, évoque la mort d'une patiente dont il se sent responsable et laisse tomber une pendule.

Touzenbach annonce qu'il a donné sa démission de l'armée.

Conversation à bâtons rompus: Verchinine parle de sa famille et de l'incendie; Natacha et Soliony arrivent bras dessus-dessous, Natacha s'extasie au sujet de son Bobik; Fedotik parle à Irina, qui se plaint de ce qu'il la traite toujours en enfant; Irina se plaint auprès de Touzenbach de son travail au télégraphe qu'elle n'aime pas du tout, alors que celui-ci parle d'un concert de bienfaisance pour les sinistrés auquel il aimerait que participe Macha.

Ici, on reconnaît en fait divers fragments des scènes d'ensemble de la pièce: la fête d'Irina, la soirée des masques manquée, le soir d'incendie.

Tous partent sauf le docteur.

Récitatif. Andreï parle au Docteur de Natacha, qu'il aime tout en la trouvant "atrocement vulgaire". Le Docteur lui enjoint de partir très loin.

Monologue d'Andreï. Il évoque sa jeunesse, pleine d'espoir et d'ambitions, le présent, décevant et terne, et le futur, en lequel il met tous ses espoirs de beauté et de liberté.

Anfissa annonce Protopopov. Natacha glousse et sort le rejoindre.
Andreï sort avec le Docteur.

Troisième Séquence: Macha

On prend le thé dans le salon. On discute de la venue prochaine de Verchinine, le nouveau commandant de batterie.

Macha s'apprête à partir; arrive alors Verchinine, qui se présente. Il évoque avec les trois sœurs leur passé moscovite commun.

Macha décide de rester. Arrive Koulyguine. Verchinine prend congé, sans partir pour autant. Macha semble irritée par Koulyguine.

Le soir. Verchinine et Macha conversent. Verchinine se plaint de son mariage difficile, puis déclare son amour à Macha.

Anfissa apporte un mot à Verchinine: sa femme s'est encore empoisonnée. Il sort. Natacha arrive, et reproche à Macha, qui, contrariée, vient de rabrouer Anfissa, ses "manières un peu grossières" dans un français snobement distordu.

Macha avoue à ses sœurs son amour pour Verchinine. Olga refuse de l'écouter.

Troisièmes adieux au jardin. Verchinine fait ses adieux à Irina et Olga, et cherche Macha.

Macha arrive -Olga s'écarte. Alors que Macha et Verchinine s'embrassent avec passion, Koulyguine apparaît, ce qu'Olga tente de faire comprendre aux amants. Verchinine part rapidement. Olga et Koulyguine tente de consoler Macha. Olga: "Mais où tout a donc disparu ? Ne siffle pas, Macha!"

Ce que l'on remarque immédiatement en lisant le synopsis de l'opéra, c'est que non seulement Eötvös a modifié la structure de la pièce, mais aussi et surtout qu'il a complètement explosé la trame dramatique, dont les bribes se trouvent éparpillées, mélangées, désorganisées, comme des pans de souvenirs surgissant par vagues successives et par association d'idées.

Comme si son opéra ne nous montrait pas les évènements en temps réel, mais de perpétuels flashbacks irréguliers, désordonnés, apportant ainsi une lumière toute autre. Comme si chaque séquence nous emmenait successivement dans la tête d'Irina, d'Andreï, puis de Macha.
Nous ne voyons plus les évènements, mais les souvenirs qu'en ont ces trois personnages, ou plutôt les réminiscences.

Pour autant, il ne faut pas confondre restructuration avec déstructuration: ici, c'est bien de re-structuration qu'il s'agit -l'enchaînement des séquences, pour confus qu'il puisse sembler au premier abord (notamment lorsque l'on vient de la pièce), n'en est pas moins parfaitement fluide, et à aucun moment ne va à l'encontre de la logique narrative. L'ordre des fragments dans chaque séquence coule pour ainsi dire de source, suivant la logique personnelle et inhérente à chacun des personnages sur lesquels se focalise l'objectif du compositeur.

La deuxième remarque que l'on peut faire immédiatement, et qui découle partiellement de cette dernière observation, est que la longueur et la complexité de chaque séquence décroissent au fil de l'oeuvre -la séquence dédiée à Irina étant la plus longue et la plus narrative de toutes, alors que celle centrée sur Macha est la plus elliptique, ne retenant que les instants d'intimité, sinon physique, du moins psychologique, de Macha et Verchinine.

Mais ce qui frappe surtout à l'écoute de l'opéra, c'est à quel point ce traitement parcellaire, morcelé du récit de Tchekhov permet à Eötvös de mettre en lumière les relations d'Irina, Andreï et Macha à leur environnement, et surtout de lever parfois un pan du voile sur certains sentiments non formulés explicitement dans la pièce.

Mais jetons donc une oreille à la musique d'Eötvös…

Deux spécificités, dans Trois Soeurs, assaillent pour ainsi dire l'auditeur dès les premières mesures: tout d'abord, je ne vous apprends rien, que la distribution est entièrement masculine, avec quatre contre-ténors dans les rôles d'Irina, Macha, Olga et Natacha. Mais aussi que Tri Sestri fait entendre deux orchestres: un orchestre "de fosse", d'un effectif réduit, coloré d'instruments "originaux" (quoique) tels l'accordéon ou le saxophone, et un autre orchestre, plus étoffé, dissimulé derrière la scène, et dont le compositeur se sert très judicieusement, notamment pour ouvrir l'espace sonore dans les scènes de jardin, et lors des changements de perspective du décor.

L'orchestration, merveilleusement raffinée, fait par ailleurs entendre un autre détail d'importance: à chaque personnage est associé un instrument de l'effectif présent dans la fosse d'orchestre.

Les Prozorov s'expriment en bois: Irina, dont la musique ne se départit jamais d'une grande douceur, a pour double le cor anglais, expressif et mélancolique; Macha, sa sœur, tendre, est drapée du velours des clarinettes (tout comme son époux Koulyguine); Olga, plus classiquement, se voit attribuer la flûte, tandis qu'Andreï hérite du basson et que Natacha l'excentrique hystérique fait passer sa véhémence avec le timbre hybride, souvent (volontairement) à la limite du vulgaire, et en tout cas éminemment bizarroïde, du saxophone, instrument qui n'a aucun mal, à l'instar de celle qu'il personnalise dans l'orchestre, à imposer sa voix perçante dans le chahut ambiant de la maisonnée, notamment lors de l'incendie.

Avec les militaires, Eötvös semble se jouer avec malice des stéréotypes, en leur associant tout simplement les cuivres: Touzenbach le doux rêveur romantique, proche de la sensibilité prozorovienne, est doublé par deux cors, à la sonorité ronde et faisant traditionnellement office de chaînon manquant entre les cuivres et les bois; Verchinine chante avec tendresse, douceur et chaleur par l'émouvante voix du bugle, pendant que Tchéboutykine trouve son alter ego en la personne du trombone, au timbre passant avec souplesse du doux au grailleux.
À personnage marginal, registration exceptionnelle: l'inquiétant Soliony est lui accompagné de la percussion, entité polymorphe au timbre multiple (allant des peaux graves aux maracas en passant par différents types de caisses) et à l'intonation souvent indéfinie, seuls les claviers et les timbales émettant des sons définis.

Les cordes, quant à elles, accompagnent les femmes de la maison: Anfissa évolue sur les graves abyssaux de la contrebasse, pendant que le moelleux d'un trio à cordes évoque les trois sœurs.

Ce dédoublement systématique des identités musicales par un instrument permet à l'auditeur de déceler la présence psychologique de chaque personnage même quand celui-ci est absent physiquement; c'est ainsi que le saxophone vient canaillement pointer le bout de son pavillon lorsque les trois sœurs évoquent leur belle-sœur ou que le louvoiement sourd et inquiétant des percussions rappelle l'étrange effet que semble produire Soliony sur Irina.

Toutes ces particularités contribuent grandement à rendre l'entrée de l'auditeur dans l'univers sonore de Tri Sestri aisée et confortable; à peine a-t-on mis le pied chez les Prozorov que l'on se sent comme chez de vieux amis, tout en ressentant cependant un fort dépaysement de par la saveur si personnelle du langage d'Eötvös.

Vocalement, son écriture est terriblement exigeante… mais absolument pas insurmontable, car, comme le confie Dietrich Henschel, créateur du rôle de Touzenbach, aux oreilles avides de Camille De Rijck (cf. l'entretien publié dans ce dossier), c'est une écriture, certes exigeante, mais parfaitement pensée, qui "prend le chanteur par la main" pour mieux affronter ses difficultés. Le langage musical dans lequel s'expriment tous ces personnages semble toujours en parfaite adéquation avec le texte de Tchekhov, et reflète surtout avec une incroyable finesse la personnalité et la psychologie de chacun. Un exemple particulièrement flagrant en est Natacha, dont Eötvös a admirablement saisi l'hystérie innée dans une écriture accidentée, sautant souvent d'un registre à l'autre et passant comme du coq à l'âne du parlando à un lyrisme échevelo-déjanté incroyablement zinzin (chapeau à Gary Boyce dans l'enregistrement de la création, Natacha survoltée et extravagante à souhait). Chaque personnage est musicalement fortement typé -et l'atmosphère de chacune des trois séquences s'en ressent bien entendu grandement; si la première séquence, Irina, ne se départit pour ainsi dire presque jamais d'une grande douceur, uniquement troublée par la présence inquiétant de Soliony (sa déclaration d'amour à Irina est un bijou de sourde et angoissante étrangeté), la deuxième séquence, Andreï, elle, est dès les premières notes en rupture avec ce qui précède, s'ouvrant sur une succession d'accords dissonnants, auxquels l'orchestration chaotique confère une ambiance quasi apocalyptique (et, de fait, la majeure partie de cette séquence se déroule lors du soir d'incendie); la dernière séquence, Macha, elle, retourne à une atmosphère plus douce, mais aussi plus mélancolique, et l'opéra s'achève comme il avait commencé, par une nostalgique ligne d'accordéon.

Eötvös par ailleurs n'hésite pas à explorer toutes les potentialités expressives de la voix, avec notamment un usage exceptionnellement intelligent et judicieux du parlando, faisant ressortir certaines phrases-clés -comme, par exemple, le "refrain", d'un sarcasme encore accentué par le parlando, de Macha remarquant que Natacha "marche comme si c'était elle qui avait mis le feu" le soir de l'incendie.

Tous ces principes de bases, finalement très simples, posés dès les premières mesures de l'opéra d'Eötvös, font de cette oeuvre certes un opéra complexe et exigeant, mais toujours respectueux, et même prévenant, à l'égard de ses interprètes comme de ses auditeurs. La musique d'Eötvös ne prend pas que le chanteur par la main: elle guide également l'auditeur dans cet univers à la fois étrange et envoûtant, et si personnel, de la famille Prozorov; et il n'est pas surprenant que, à l'instar d'un Wintermärchen de Philippe Boesmans par exemple, sa création ait été plébiscitée tant par le public que par la critique, et qu'elle ait immédiatement trouvé sa place dans le répertoire, aux côtés d'autres chefs-d'œuvres tels que les sublimes opéras de Berg ou Britten, immédiatement enregistrée sur le vif (le très bel enregistrement de la création, publié chez Deutsche Grammophon, s'il vous plaît, en inauguration de la collection 20/21, reçut lui aussi un accueil triomphal, multiplement primé et largement acheté, et fait incontestablement, même pas deux ans après sa parution, figure de must have dans toute discothèque lyrique et/ou contemporaine) et vite reprise -dans de nouvelles productions, fait rare, en tout cas dans un si court laps de temps, pour un opéra contemporain- tant aux Pays-Bas (version contre-ténors, dans une production où les trois sœurs étaient "visuellement" aussi des hommes avec barbes et bretelles) qu'en Allemagne (version sopranos), exemple remarquable d'assimilation et de popularité d'une œuvre à la démarche tout sauf fermée ou, au contraire, démagogique.


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