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"Le
russe est une langue très concentrée. Les voyelles sont chantantes,
les consonnes fortement caractérisées."
Peter Eötvös, pour son opéra, a su remarquablement tirer parti de cette quasi inactivité, et du sentiment d'ennui et de lenteur qui se dégage de Trois Sœurs. En évitant l'écueil de la transposition littérale, à la virgule près, du texte dans laquelle il aurait suivi bien sagement la trame de la pièce acte par acte, et en dé- puis re-structurant la pièce, il se l'est avant tout totalement appropriée, nous livrant sa vision de Trois Sœurs et son analyse des relations liant trois des principaux personnages, Irina, Andreï et Macha, à leur entourage direct -leur entourage "sentimental": respectivement Touzenbach et Soliony, Natacha, et Verchinine. L'opéra d'Eötvös
s'articule, non en quatre actes, mais en un prologue et trois séquences
montrant les évènements qui ont précédé
le prologue. L'action est donc montrée trois fois, chaque fois
sous un angle, un point de vue différent -chacune des trois séquences
étant comme une caméra qui nous dévoilerait des détails
échappant au champ des deux autres. Petit synopsis de l'opéra Prologue: Olga, Macha et Irina
chantent leur lassitude et leurs souffrances, dont elles pensent qu'elles
"se changeront en joie pour ceux qui vivront après [elles]".
Un homme est mort, un autre s'en va, elles restent seules: ce prologue
reprend en fait les dernières phrases d'Irina dans la pièce
de Tchekhov. Plainte d'Irina: elle
sent qu'elle et ses sœurs ne reverront jamais Moscou. Sa vie est
morne -ou tout du moins l'est devenue- et ne lui a vvpas apporté ce
qu'elle espérait. Olga lui recommande d'épouser le baron
Touzenbach. Macha siffle. Jeu de téléphone
arabe: Natacha, préoccupée de la santé de son fils
Bobik, lance indirectement à l'assistance le message qu'il faut
partir. Macha fait remarquer avec insolence à Andreï que c'est
plus Natacha que Bobik qui est malade. Premiers adieux au
jardin: Fedotik et Rodé prennent congé, puis sortent avec
Touzenbach. Deuxièmes adieux
au jardin: Touzenbach prend congé d'Irina, lui promettant de revenir
tout de suite et de l'emmener à Moscou le lendemain. Il semble
préoccupé, agité. Les trois sœurs
se plaignent de la médiocrité de leur frère Andreï,
lui qui était si brillant jeune homme, et partagent leur ressentiment
envers Natacha l'infidèle. Tous partent sauf
le docteur. Anfissa annonce Protopopov.
Natacha glousse et sort le rejoindre. On prend le thé
dans le salon. On discute de la venue prochaine de Verchinine, le nouveau
commandant de batterie. Le soir. Verchinine
et Macha conversent. Verchinine se plaint de son mariage difficile, puis
déclare son amour à Macha. Macha avoue à ses sœurs son amour pour Verchinine. Olga refuse de l'écouter. Troisièmes
adieux au jardin. Verchinine fait ses adieux à Irina et Olga, et
cherche Macha. Pour autant, il ne
faut pas confondre restructuration avec déstructuration: ici,
c'est bien de re-structuration qu'il s'agit -l'enchaînement des
séquences, pour confus qu'il puisse sembler au premier abord (notamment
lorsque l'on vient de la pièce), n'en est pas moins parfaitement
fluide, et à aucun moment ne va à l'encontre de la logique
narrative. L'ordre des fragments dans chaque séquence coule pour
ainsi dire de source, suivant la logique personnelle et inhérente
à chacun des personnages sur lesquels se focalise l'objectif du
compositeur. Mais jetons donc une oreille à la musique d'Eötvös… Deux spécificités, dans Trois Soeurs, assaillent pour ainsi dire l'auditeur dès les premières mesures: tout d'abord, je ne vous apprends rien, que la distribution est entièrement masculine, avec quatre contre-ténors dans les rôles d'Irina, Macha, Olga et Natacha. Mais aussi que Tri Sestri fait entendre deux orchestres: un orchestre "de fosse", d'un effectif réduit, coloré d'instruments "originaux" (quoique) tels l'accordéon ou le saxophone, et un autre orchestre, plus étoffé, dissimulé derrière la scène, et dont le compositeur se sert très judicieusement, notamment pour ouvrir l'espace sonore dans les scènes de jardin, et lors des changements de perspective du décor. L'orchestration, merveilleusement
raffinée, fait par ailleurs entendre un autre détail d'importance:
à chaque personnage est associé un instrument de l'effectif
présent dans la fosse d'orchestre. Ce dédoublement systématique des identités musicales par un instrument permet à l'auditeur de déceler la présence psychologique de chaque personnage même quand celui-ci est absent physiquement; c'est ainsi que le saxophone vient canaillement pointer le bout de son pavillon lorsque les trois sœurs évoquent leur belle-sœur ou que le louvoiement sourd et inquiétant des percussions rappelle l'étrange effet que semble produire Soliony sur Irina. Toutes ces particularités contribuent grandement à rendre l'entrée de l'auditeur dans l'univers sonore de Tri Sestri aisée et confortable; à peine a-t-on mis le pied chez les Prozorov que l'on se sent comme chez de vieux amis, tout en ressentant cependant un fort dépaysement de par la saveur si personnelle du langage d'Eötvös.
Vocalement, son écriture est terriblement exigeante… mais
absolument pas insurmontable, car, comme le confie Dietrich Henschel,
créateur du rôle de Touzenbach, aux oreilles avides de Camille
De Rijck (cf. l'entretien publié dans ce
dossier), c'est une écriture,
certes exigeante, mais parfaitement pensée, qui "prend le
chanteur par la main" pour mieux affronter ses difficultés.
Le langage musical dans lequel s'expriment tous ces personnages semble
toujours en parfaite adéquation avec le texte de Tchekhov, et reflète
surtout avec une incroyable finesse la personnalité et la psychologie
de chacun. Un exemple particulièrement flagrant en est Natacha,
dont Eötvös a admirablement saisi l'hystérie innée
dans une écriture accidentée, sautant souvent d'un registre
à l'autre et passant comme du coq à l'âne du parlando
à un lyrisme échevelo-déjanté incroyablement
zinzin (chapeau à Gary Boyce dans l'enregistrement de la création,
Natacha survoltée et extravagante à souhait). Chaque personnage
est musicalement fortement typé -et l'atmosphère de chacune
des trois séquences s'en ressent bien entendu grandement; si la
première séquence, Irina, ne se départit pour ainsi
dire presque jamais d'une grande douceur, uniquement troublée par
la présence inquiétant de Soliony (sa déclaration
d'amour à Irina est un bijou de sourde et angoissante étrangeté),
la deuxième séquence, Andreï, elle, est dès
les premières notes en rupture avec ce qui précède,
s'ouvrant sur une succession d'accords dissonnants, auxquels l'orchestration
chaotique confère une ambiance quasi apocalyptique (et, de fait,
la majeure partie de cette séquence se déroule lors du soir
d'incendie); la dernière séquence, Macha, elle, retourne
à une atmosphère plus douce, mais aussi plus mélancolique,
et l'opéra s'achève comme il avait commencé, par
une nostalgique ligne d'accordéon. Tous ces principes de bases, finalement très simples, posés dès les premières mesures de l'opéra d'Eötvös, font de cette oeuvre certes un opéra complexe et exigeant, mais toujours respectueux, et même prévenant, à l'égard de ses interprètes comme de ses auditeurs. La musique d'Eötvös ne prend pas que le chanteur par la main: elle guide également l'auditeur dans cet univers à la fois étrange et envoûtant, et si personnel, de la famille Prozorov; et il n'est pas surprenant que, à l'instar d'un Wintermärchen de Philippe Boesmans par exemple, sa création ait été plébiscitée tant par le public que par la critique, et qu'elle ait immédiatement trouvé sa place dans le répertoire, aux côtés d'autres chefs-d'œuvres tels que les sublimes opéras de Berg ou Britten, immédiatement enregistrée sur le vif (le très bel enregistrement de la création, publié chez Deutsche Grammophon, s'il vous plaît, en inauguration de la collection 20/21, reçut lui aussi un accueil triomphal, multiplement primé et largement acheté, et fait incontestablement, même pas deux ans après sa parution, figure de must have dans toute discothèque lyrique et/ou contemporaine) et vite reprise -dans de nouvelles productions, fait rare, en tout cas dans un si court laps de temps, pour un opéra contemporain- tant aux Pays-Bas (version contre-ténors, dans une production où les trois sœurs étaient "visuellement" aussi des hommes avec barbes et bretelles) qu'en Allemagne (version sopranos), exemple remarquable d'assimilation et de popularité d'une œuvre à la démarche tout sauf fermée ou, au contraire, démagogique. |
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