« Enfin un grand opéra américain ! » s’exclama le chef d’orchestre Dmitri Mitropoulos après avoir dirigé en 1958 les premières représentations de Vanessa à New York. Et la critique de lui emboiter le pas et de couvrir d’éloges ce premier opéra de Samuel Barber, composé sur un livret de son compagnon Gian Carlo Menotti, d’après notamment Seven Gothic Tales de Karen Blixen. Certains, abusés peut-être par le quintette final qui n’est pas sans rappeler le trio de Der Rosenkavalier, décrétèrent qu’il s’agissait du plus grand opéra depuis les chefs-d’œuvre de Richard Strauss. La reprise au Festival de Salzbourg suivie de l’attribution, la même année, du prestigieux prix Pulitzer en consacra le triomphe.
Ces débuts prometteurs ne furent hélas pas suivis d’effet. L’ouvrage suscita peu d’intérêt de ce côté de l’Atlantique. Il n’a à ce jour, par exemple, jamais été représenté à Paris intra muros (la création française date seulement de 2000 à Metz). Trop américain pour le goût européen ? Peut-être et inversement trop marqué d’influences européennes pour s’inscrire durablement au répertoire américain – à rebours de l’enthousiasme initial. La révision de la partition en 1964, lors d’une reprise new-yorkaise, ne parvint pas à raviver l’intérêt. La disparition des décors originaux dans l’incendie des entrepôts du Met sonna l’hallali. Il fallut attendre plus de trente ans pour que Vanessa revienne à l’affiche.
Etrange ? Pas tant que ça. Avec son tissu de références littéraires et musicales, la première incursion de Samuel Barber dans le genre lyrique peut dérouter un public en quête d’émotions immédiates. Outre Karen Blixen, les commentateurs citent aussi Tolstoï (auquel le personnage d’Anatol aurait emprunté son prénom), Tchekhov (pour les nombreuses analogies avec La Cerisaie) et Ibsen (pour les thèmes brassés par le livret). Et comment ne pas penser à Blanche Dubois en découvrant au début de l’opéra Vanessa sclérosée dans son souvenir amoureux. Samuel Barber n’avait-il pas d’ailleurs envisagé de mettre en musique Un tramway nommé désir ? Sur le plan musical, si l’on excepte les citations explicites d’autres opéras – le plus évident étant Boris Godounov –, la partition appartient au mouvement néo-romantique, ce qui ne signifie pas qu’elle soit forcément facile d’accès. Harmonies et rythmes savants compliquent l’appréhension d’une œuvre dont la relative impopularité tient finalement à sa complexité. Trop de science (à ne pas confondre avec le « trop de notes » asséné à Mozart). L’art lyrique, s’il veut toucher le plus grand nombre, doit-il être cérébral ?
© Clive Barda/ArenaPAL
Rien de provocant dans cette question très pragmatique. Au contraire, tout opéra trouve naturellement sa place et son public dès que l’on s’attache à respecter les intentions de ses auteurs. Telle est la conclusion à laquelle on aboutit après le triomphe réservé à cette nouvelle production proposée par le Wexford Festival Opera : une approche scénique élégante signée Rodula Gaitanou plus ou moins détachée des didascalies mais respectueuse de l’intrigue – et toujours lisible –, fluide dans son mouvement et fidèle à l’esprit raffiné de l’œuvre jusque dans l’usage d’un décor et de costumes ancrés dans l’époque de la création ; une lecture orchestrale implacable – Timothy Myers – que l’on a trouvé trop abrupte, sans doute parce que nos goûts nous portent vers un lyrisme plus assumé, voire sentimental ; des chanteurs enfin qui se confondent avec leur personnage au point de rendre difficile d’imaginer Vanessa interprétée par d’autres.
Tous, en effet, tant physiquement que vocalement, correspondent à l’image que l’on peut se faire à priori de leur rôle. Comment ne pas valider le choix de Claire Rutter en Vanessa, silhouette alourdie par l’âge, voix meurtrie par la maturité, médium éteint mais aigu ardent avec, inattendues dans ce répertoire, des messe di voce étonnantes. Comment ne pas succomber au mezzo-soprano de Carolyn Sproule, d’une égalité, d’une fraîcheur et d’une plastique idéalement adaptées au rôle d’Erika ? Comment ne pas accepter un Anatol – Michael Brandenburg –, dont on comprend le charme néfaste tout en devinant, sous le métal clinquant d’une voix centrale, sa véritable personnalité : frivole, opportuniste et lâche ? Comment enfin ne pas adhérer à une galerie de seconds rôles sans lesquels les premiers n’auraient pas le même relief : Pietro Di Bianco en majordome d’une jeunesse peut-être trop distinguée mais saillante ; James Westman tout simplement parfait en médecin de famille, bonhomme et gaillard ; Rosalind Plowright, baronne filiforme d’un chic absolu, dont le rôle le plus souvent muet n’obère en rien la présence, évidente, soprano puis mezzo-soprano désormais admise dans cette caste de chanteuse auxquelles il suffit d’apparaître pour capter l’attention, une de celles dont on glisse le nom au détour d’une conversation, suscitant autant d’envie que de jalousie par cette simple confidence « je l’ai vue », diva hier – par la seule force d’une Leonora discographique alors contestée aux côtés de Placido Domingo sous la direction de Carlo Maria Giulini – et à présent divine.