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Verdi et Wagner sur le ring : la filiation

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Anniversaire
26 novembre 2012

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De Richard à Wotan et de Giuseppe à Rigoletto
Ou de la filiation chez Wagner et Verdi

 

En ces temps où le débat sur le « mariage pour tous » fait rage, chacun est interpellé sur le sens qu’il donne à la filiation, aux liens qui se tissent dans les structures familiales pour en exprimer les contours, à la place occupée respectivement par la biologie et le social pour en définir la nature. Giuseppe Verdi et Richard Wagner au travers de leur œuvre musicale ont largement abordé les thèmes des conflits familiaux et de l’ambiguïté des rapports parents enfants. Nos deux artistes l’ont fait avec une force et une maîtrise étonnantes dans un XIXe siècle qui allait découvrir la psychanalyse. Mais pour analyser l’approche fondamentalement différente de la filiation dans l’œuvre de ces musiciens, il convient de se pencher sur leur histoire : quels fils ont-ils été, quels amants et quels maris ont-ils voulu être, mais aussi quel a été le rapport de filiation avec la « mère patrie » car le lignage collectif construit fortement ces hommes en ces temps de nationalisme exacerbé.

Il est difficile d’imaginer deux histoires d’enfance plus différentes ! Giuseppe est un petit garçon ardemment désiré, un fils né après neuf ans de mariage dans un milieu modeste certes, mais cultivé. Contrairement à une légende savamment entretenue par Verdi lui-même, ses parents, propriétaires de terres et d’une auberge, sont des bourgeois campagnards et purent lui assurer une éducation raffinée, voulue par Carlo, son père, qui savait lire et écrire alors que 90% de la population était analphabète. Mais c’est la mère de Giuseppe qui est la plus détonante avec son temps. Elle est née Uttini, une famille où l’éducation des filles est une tradition et où l’on retrouve plusieurs femmes professeurs. Dès sa naissance, Luigia va établir des liens fusionnels avec son fils. Elle tient à le nourrir elle-même, alors que les coutumes auraient voulu qu’elle confie cette tâche à une nourrice. Et l’on reste attendri devant l’image du bébé de 5 mois profondément endormi dans les bras de sa mère, cachée dans le clocher de l’église de San Michele de Roncole, encerclée par les troupes russes. Il ne se réveille pas malgré le tintamarre ambiant, paisible dans la tiédeur du giron maternel. Quand il grandit, son père Carlo est souvent absent du fait de ses obligations professionnelles et les liens mère-fils s’en trouvent renforcés. La naissance de sa sœur Giuseppa que Verdi « aimait comme lui-même » ne trouble pas cet attachement, bien au contraire. On peut dire que la femme que le musicien a le plus indéfectiblement aimée est bien sa mère.
 
Rien de tout cela chez Richard Wagner ! Quand il nait à Leipzig, il est le neuvièmei enfant de la fratrie. Il est douteux que cette naissance ait été accueillie dans l’allégresse. Son père, modeste fonctionnaire de police, meurt peu après. Je ne vais pas entrer dans la polémique récurrente selon laquelle son père naturel serait bien un acteur juif nommé Ludwig Geyer que sa mère épousa d’ailleurs très vite, l’année suivante. Toutefois, la lecture de son autobiographie Ma vieii est singulière quand il parle du goût prononcé de son père pour le théâtre, goût qui l’amène à choisir « un ami qui partagea étroitement l’intimité de notre foyer » ! On appréciera le « étroitement »…Wagner lui-même le considérera comme son père biologique pour ensuite démentir qu’il le fut. En tous cas, là où Giuseppe fut un élève appliqué qui n’hésitait pas à effectuer un long trajet à pied pour suivre sa scolarité, le jeune Richard suit un parcours chaotique marqué par une indiscipline et un absentéisme revendiqués, plus ou moins encouragé en cela par son oncle Adolf – oui, c’est bien son prénom – et une mère qui ne brillait pas par la fermeté dans son rôle d’éducatrice. A quinze ans, il quitte de son propre chef la Nicolaischule et s’inscrit à la Thomasschule, persuadé déjà de son génie.

A cette brève description comparative de l’enfance et de l’adolescence de nos deux lascars, on comprend tout de suite que la notion de filiation ne peut pas avoir pour eux le même sens. A l’italien, la tranquille quiétude d’un foyer classique consacré au labeur, à l’allemand, la marginalité d’une famille recomposée aux liens équivoques qui préfère le théâtre à l’université.

Des éducations et des références familiales aussi éloignées donneront des amants, des époux et des pères bien différents mais je laisserai à d’autres chroniqueurs le soin de comparer la vie amoureuse de nos héros et son influence sur leur œuvre. Puisque nous parlons de filiation, c’est à leur parcours de père qu’il convient de s’intéresser.

Pour Verdi, la paternité est une expérience d’homme jeune. Il épouse une jeune fille Margherita Barezzi, fille de bienfaiteur qui a financé ses études et dont il est tombé amoureux adolescent. Il a 24 ans quand nait son premier enfant, Virginia, et un an plus tard, le couple a un fils Icilio Romano. Ce qui aurait pu être le commencement d’un bonheur sans nuages s’enfonce dans le drame absolu : en trois ans, Verdi voit mourir ses deux enfants, puis sa femme terrassée par une méningite. Il n’a que 27 ans et rien ne sera plus comme avant. Il traverse un long chemin de deuil, de solitude, de dépression et cette tristesse fondamentale ne le quittera pas, malgré sa liaison puis son mariage avec Giuseppina Strepponi qui, d’ailleurs, ne lui donnera pas d’enfant. On ne peut pas comprendre le musicien si la filiation à la mère adorée et aux enfants disparus ne surplombe pas la lecture de sa musique.

Rien de tout cela chez Richard ! En voilà un qui ne s’encombre pas de scrupules et il cocufie allégrement ses mécènes, d’abord Otto Wesendonck qui l’accueille à Zurich. Pour le remercier, il entretient une liaison avec sa femme Mathilde. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Ce sera ensuite le cocufiage de Hans von Bülow avec sa femme Cosima. Si Verdi a connu jeune la paternité, ce n’est pas le cas de Wagner qui a son premier enfant, Isolde à 52 ans. Eva suivra deux ans après en 1867, puis Siegfried en 1869. Il est à remarquer que Siegfried sera le premier à s’appeler Wagner, les deux sœurs ainées ayant le patronyme von Bülow, ce qui ne semblait pas émouvoir leur père outre mesure. Chacun connaît la fameuse déclaration de Cosima à Richard qui lui disait : « Tu aurais du épouser Dieu » et lui répondit « C’est ce que j’ai fait ». Le narcissisme profond de ces deux êtres rejette leur progéniture à la périphérie du couple et les enfants n’en sont que les épiphénomènes. On ne peut pas alors comprendre la Tétralogie si les ruptures et les travestissements dans la filiation tout au long de la vie de Wagner n’en surplombent pas la lecture.
 
Il en est de même de leurs rapports avec la mère patrie et le sentiment de filiation collective puisé dans l’appartenance à une nation. Il n’y a pas plus italien que Verdi et plus allemand que Wagner. Giuseppe Verdi s’inscrit résolument dans la modernité et dans la construction d’une Italie nouvelle. Nulle nostalgie chez lui. Si dans Attila, la Force du destin, Nabucco ou Le Trouvère, des airs fameux furent compris et repris à juste titre comme des hymnes nationalistes, ces opéras n’expriment aucun regret de paradis perdus. Verdi, ce notable, libre penseur anticlérical, veut que la marche du temps trouve des solutions en particulier à la pauvreté des enfants, une cause qui structure sa démarche charitable. Richard Wagner, lui, est bercé par les rêves d’une Germanie irréelle, peuplée de dieux païens et paillards qui n’obéissent qu’à leur bon plaisir. Ils sombreront, emportés par  un temps qui ne sera finalement jamais à leur hauteur. Richard s’enferme dans une vie quasi schizophrène, où le pouvoir politique n’est compris que comme le « financeur » de l’œuvre géniale. Verdi est un père de la nation italienne, Wagner est un fils d’une image dévoyée de la nation allemandeiii.

Alors, me direz vous, et la musique dans tout cela ? Vous pensez bien que je ne me lancerai pas ici sur l’expression exhaustive de la filiation dans les opéras de nos dix-huit-cent-treizards. Mais il est des rencontres troublantes. Wotan et Brünnhilde, Rigoletto et Gilda en sont des exemples éclairants. Quelle force a ce lien père-fille dans ces deux opéras ! C’est un amour absolu, déchirant. Au « Leb wohl, du kühnes herrliches Kind ! Du meines Herzens heiligster Stolz ! » répond le « Se t’involi… Qui sol rimarrei…Non morire o ch’io tecco morro ! ». C’est aussi la même volonté, le même désir fou d’enfermer sa fille pour la faire échapper au désir pour Gilda, ou l’offrir au désir du premier venu pour Brünnhilde. Et si finalement, tout cela n’était pas qu’une mise en scène pour que Wotan et Rigoletto ne puissent assouvir la passion dévorante qu’ils ont pour leur enfant ? Et l’on va retrouver le chemin de nos musiciens. Giuseppe offre sa fille à la mort car rien n’est possible et Richard offre la sienne à la vie car tout est permis.

i) Un débat m’oppose au cher André Tubeuf qui, dans son Dictionnaire amoureux de la musique (Editions Plon. 2012), numérote la naissance de Wagner comme étant la septième. Nous nous sommes réconciliés autour de la place 8. J’attends l’arbitrage des lecteurs de Forum Opéra !
ii) Ma vie Ed. Buchet-Chastel 1978. Traduction de Martial Hulot
iii) Bon, il se rachètera en mourant à Venise…

 

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