Pathé Live a présenté dans plus de 150 cinémas en France l’intégrale de L’Anneau du Nibelung, en quatre soirées, les 5, 7, 12 et 14 juin 2012, précédées de la diffusion d’un film documentaire inédit intitulé « Le rêve de Wagner ». Le programme promettait des « spectacles grandioses » « dans des conditions d’image et de son exceptionnelles ». Soit mais qu’en est-il du chant et de la musique ? Est-ce encore de l’opéra ? Est-ce encore du Wagner ?
Le premier intérêt de cette opération est de permettre à quiconque, quelle que soit sa place, de voir sans difficulté les images et d’entendre pleinement les voix et l’orchestre, dans des sièges confortables -– ce qui est loin d’être le cas de toutes les salles d’opéra -– et pour une somme plus modique que celle qu’il faudrait débourser pour être bien placé dans lesdites salles. Toutefois, le prix (20 euros la séances, 16 euros pour les étudiants) est trop élevé pour permettre véritablement d’inciter un nouveau public à s’initier à l’opéra : quand on songe qu’il ne s’agit après tout que d’une retransmission filmée, le coût paraît disproportionné par rapport au spectacle vivant et à l’expérience irremplaçable de l’acoustique d’une salle d’opéra.
Le documentaire « Le rêve de Wagner », passionnant et fascinant, expose tous les défis posés par la mise en scène inventive et très technique, imaginée par le Canadien Robert Lepage. S’y trouve retracée, avec force détails, l’extraordinaire aventure qui mène des premières idées, concrétisées par une maquette miniature en bois faite de planches articulées, à la réalisation spectaculaire de l’immense machine à 24 pales qui sert de décor plastique et protéiforme à l’ensemble de la Tétralogie. Tour à tour promontoire, étendue d’eau, galerie, escalier, montagne, forteresse, radeau, chevaux des Walkyries, murs, grotte, colonnes, palais…, cette formidable invention est au cœur d’un décor de 40 tonnes. Certains chanteurs – on les comprend – expriment au cours des répétitions leur appréhension et refusent de continuer tant qu’ils ne sont pas assurés de la stabilité de l’ensemble. Outre ce dévoilement des prises de risque, le documentaire montre comment Lepage a voulu retourner aux sources de l’inspiration de Wagner en lisant l’Edda poétique et en explorant les paysages d’Islande, s’associant le concours de spécialistes de Wagner comme George Nicholson ou William Berger. Le projet de Wagner et celui de Lepage se mêlent dans cette entreprise titanesque résumée comme suit dans le documentaire : « C’est une parabole de la création et de la destruction du monde au cours de laquelle la quête de l’or précipite la chute des dieux et l’avènement de l’ère des hommes. »
Hans-Peter König (Hagen dans Götterdämmerung)
© Ken Howard/Metropolitan Opera
Que dire du résultat ? On ne boudera pas son plaisir, celui de réentendre dans une version cinématographique une œuvre qui devient de facto une superproduction quasi hollywoodienne. Ce n’est plus vraiment Wagner, mais ce n’est pas non plus du cinéma, bien que le rapport au temps réponde ici à l’écriture du chant et de la musique durchkomponiert. On est entre un Bayreuth futuriste (intégrant la nostalgie de la belle image et d’un passé mythique) et une épopée cinématographique comme Le Seigneur des Anneaux, mâtinée du genre des films de comics comme Avengers où est récemment apparu le personnage de Thor. Il faut noter cependant des différences de traitement qui sont liées au cadrage et au montage : dans L’Or du Rhin, l’abus des gros plans devient vite insupportable – et d’autant plus frustrant que le documentaire rendait impatient de voir le résultat d’ensemble de la mise en scène, ce qui est heureusement possible dans les autres volets du Ring – , tandis que le volume sonore excessif assourdit complètement le mélomane. Curieusement, le public ne semble pas gêné – pour le coup, on en a plein les yeux et plein les oreilles : nous avons alerté la direction de l’établissement, sortant épuisé par les vociférations d’Alberich (formidable Eric Owens), de Fricka (remarquable Stephanie Blythe) et de Wotan (impressionnant Bryn Terfel), ému tout de même par les très belles plaintes de Fasolt (Franz-Joseph Selig, sensible sous son accoutrement un peu ridicule). Bien nous en a pris, car nous avons été entendu : la première partie de La Walkyrie – selon nous le plus réussi des quatre volets dans cette production – était beaucoup plus audible, et respectait les nuances du chant de Sieglinde (Eva-Maria Westbroek), de Siegmund (Jonas Kaufmann) et de Hunding (Hans-Peter König) – tous trois exceptionnels – sans que jamais les voix ne paraissent forcées ou surdimensionnées. Hélas, dès après l’entracte (début de l’acte II), le volume augmente à nouveau, chevauchée des Walkyries oblige, sans doute. Cependant, les duos Wotan (Bryn Terfel)-Brünnhilde (merveilleuse Deborah Voigt) suscitent une intense émotion, et l’on sort subjugué par la beauté de la représentation.
Deborah Voigt (Brünnhilde dans Götterdämmerung)
© Ken Howard/Metropolitan Opera
Dans Siegfried, parallèlement à l’exploit technique des projections à la fois réalistes et fantastiques qui font couler l’eau, brûler le feu, etc., on est estomaqué par l’endurance de Jay Hunter Morris, véritable superhéros juvénile à la force tranquille se transformant dans la dernière partie en amant maladroit mais crédible, tandis que le vieillissement et l’affaiblissement progressifs de Wotan sont soulignés par un habile maquillage – tel qu’on ne peut jamais le voir à l’opéra.
Le Crépuscule des dieux, enfin (qui ne donne droit lui aussi qu’à un entracte de 15 minutes, ce qui est tout de même un peu court) est d’une densité extraordinaire, visuelle, dramatique et sonore. Sur ce dernier point, le vacarme assourdissant des premières minutes nous a incité cette fois à sortir immédiatement pour demander que l’on baisse le volume, ce qui nous fut accordé. On en sort lessivé, conquis par l’aisance des chanteurs/acteurs, par la voix caverneuse et le vibrato de Hagen (Hans-Peter König), les timbres dissemblables et complémentaires de Waltraute (Waltraud Meier) et de Brünnhilde (Deborah Voigt), la qualité des couleurs, des lumières, et last not least par l’excellence de l’orchestre et les tempi choisis, toujours pertinents.
Les deux premiers volets dirigés par James Levine nous ont paru mettre plus en valeur les oppositions de plans sonores, dont les différences étaient moins audibles sous la direction de Fabio Luisi dans les deux derniers volets, sans que cela ne diminue le plaisir global d’audition. Produit lisse, sans faille, la prise de son et le mixage assurant une homogénéité parfaite des voix, cet événement cinématographique, contrairement à la sonorisation de récents blockbusters, n’a pas fait usage des possibilités de spatialisation des voix, qui semblaient provenir uniformément de l’écran.
Moyennant un prix plus abordable, le respect d’un volume sonore adéquat, des pauses plus longues et la suppression des introductions et animations d’entractes où un bavardage mondain vient rompre l’illusion scénique, cette formule est assurément à renouveler.