De petites maisons de pêcheurs, quelque part dans un pays scandinave, ambiance bleuâtre, lueurs de coucher de soleil au loin. Dès l’ouverture, Dmitri Tcherniakov donne les clés du drame de vengeance qui va se jouer, du moins quelques clés, tout ne sera pas clair…
Elisabeth Teige, Eric Cutler © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Derrière un tulle, que voit-on ? Une mère et son fils. Un homme apparaît, la mère éloigne l’enfant, pour une étreinte brutale sous un réverbère avec l’homme en imperméable. L’enfant revient, les amants se séparent. Un peu plus tard, les amants se retrouvent et l’homme semble rejeter la femme, et même il la violente. L’enfant voit tout. Les villageois aussi sans doute, qui arrivent sur cette petite place, que domine le clocher d’une église. Ils s’installent avec leurs chaises de plastique et leurs fauteuils pliants, puis se lancent dans une manière de farandole, lourde danse villageoise. Dans un coin, la femme est assise seule, méprisée, rejetée, ostracisée.
La foule se retire. Image suivante : la femme paraît à une fenêtre haute, attrape une corde accrochée à une poulie et se jette dans le vide ! L’enfant s’approche des pieds de la pendue, touche ses chaussures, geste mystérieux qui précède un noir sec.
Pendant tout ce long prélude, ce mimodrame, l’action aura suivi les moindres inflexions de la musique, ses vagues, ses ressacs, ses réminiscences.
On le pressentira, puis peu à peu on le comprendra : tout ce qu’on aura vu là nourrira la vengeance du Hollandais, rebaptisé H. en l’occurrence.
Et tout de suite on aura remarqué la direction toute en fluidité, en clarté, d’Oksana Lyniv, le soin apporté aux détails d’orchestration, la souplesse aussi d’un orchestre tourmenté et net à la fois. Il ne faudra pas attendre le grand geste épique de certains chefs, mais plutôt, en parfaite adhésion avec la lecture psychologisante de Tcherniakov, un récit musical, palpitant de vie, souvent mené sur des tempos vifs, mais parfois semblant s’immobiliser, comme pour suspendre le temps. Le temps qui est l’un des personnages de cette histoire.
Thomas J. Mayer © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Un roman familial nordique
Le village de pêcheurs qu’imagine Tcherniakov ne regarde pas la mer. D’ailleurs il n’y a pas de mer, l’orchestre se chargera d’évoquer sa présence obsédante, et seul un immense cyclorama suggèrera le vaste ciel de l’ailleurs ; il n’y a bien sûr ni bateau, ni vent dans les voiles, ni l’équipage de spectres du Hollandais comme on l’a vu parfois.
S’il y a des ombres, ce sont celles du passé, secrets et fantômes intérieurs. L’errance interminable du Hollandais, jusqu’au jour où il trouvera la jeune fille à la fidélité immarcescible qui voudra bien le suivre, l’ambition de Daland de lier sa fille à la fortune d’un étranger cousu d’or, tout cela est estompé. Tcherniakov crée un récit de substitution, laissant au spectateur la charge de déchiffrer ce roman familial nordique, les liens qu’il imagine, un passé et une pression sociale qui pèsent sur les consciences.
Dès le premier tableau on aura réalisé que le sordide séducteur de la mère de H. n’était autre que Daland, incarné ici par Georg Zeppenfeld. Et au fil des trois actes, d’autres liens imprévus seront suggérés.
Elisabeth Teige, Eric Cutler, Thomas J. Mayer © Enrico Nawrath – BF
Ce Fliegende Holländer a déjà été vu l’an dernier avec une distribution un peu différente, John Lundgren en Hollandais et Asmik Grigorian en Senta. Il fallait de l’audace à Tcherniakov pour imposer une telle réécriture de cet opéra dans le saint des saints du wagnérisme. Mais la cohérence de ce qu’il suggère, l’exacerbation des relations entre les personnages, la lourdeur du climat qu’il fait peser, et plus tard au troisième acte la violence sidérante qu’il fera monter en totale cohérence avec l’esprit de la musique de Wagner (davantage qu’avec la lettre de son livret, on le verra…), tout cela emporte l’adhésion.
Ajoutons à cela la finesse de la direction d’acteurs, et un casting idéal. La ballade du Steuermann, le pilote, « Mit Gewitter und Sturm », est chantée par Attilio Glaser d’une claire voix de ténor aux phrasés qu’on dirait presque belcantistes et aux aigus lumineux, un chant raffiné allant de pair avec une très crédible silhouette osseuse de matelot comme on en voit sur les ports.
Daland est ici une manière de patron-pêcheur qui tient table ouverte au bistrot tandis que la tempête fait rage au loin. C’est très subtilement que Georg Zeppenfeld suggèrera sa rouerie, sa fausse bonhomie, par des regards qu’on surprendra et quelque chose de veule dans l’attitude.
Tempêtes dans les crânes
Très imposante, l’apparition du Hollandais dans la ruelle : râblé, épais, crâne lisse et barbe grise, taciturne et secret. Il viendra s’asseoir à la table des marins et distillera lentement son long récit, « Die Frist ist um ». Plus que la voix, d’ailleurs belle, de Thomas Johannes Mayer, c’est la puissance d’évocation, le poids de tragique et de fatalité qu’elle porte, une maîtrise du temps et une manière de grandeur qui en imposent, avant un crescendo épique sur la péroraison et des forte formidables d’ampleur sur les ponctuations des timbales.
Thomas J. Mayer © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
On admire là encore la direction d’Oksana Lyniv, en parfaite adhésion avec le climat créé par Tcherniakov, Derrière la grandeur douloureuse que le baryton donne à « Durch Sturm und bösen Wind », et son immobilité imposante, on entend les vagues des violons, qui évoquent les tempêtes qu’il a traversées autant que les tempêtes sous son crâne.
Daland/Zeppenfeld est lui un modèle de sobriété insinuante, utilisant toute la souple longueur d’une voix à la projection insolente pour bâtir un personnage gris et matois à la fois. Ce n’est pas une voix aux graves abyssaux (nous pensons au Daland d’un Kurt Moll), c’est un Daland maigre, osseux, grand diseur.
La fin du premier acte, à partir du « Du gibt es mir ? – Tu me la donnes ? » du Hollandais sera menée par Oksana Lyniv sur un tempo jubilatoire : au loin les matelots se réjouissent de lever l’ancre tandis le vent du sud se lève, on range les chaises du bistrot, on passe une serpillière très réaliste, Daland croit pouvoir se réjouir, le Hollandais de Tcherniakov a commencé d’accomplir son dessein.
Nadine Weissmann © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Une grande Senta est née
La ballade de Senta par la formidable Elisabeth Teige sera sans doute l’un des grands moments de cette production : après des « Johohoe » idéalement ronds, on ne saura plus démêler toutes les raisons d’admirer : le début de la première strophe distillé sur un tempo lentissime, la projection et la chaleur du timbre, les sauts impavides et la netteté impeccable de la ligne musicale, la finesse des détails, le velours de la voix, la couleur épique du deuxième couplet, la péroraison exaltée sur le fugato des jeunes filles, et par-dessus tout cela la présence impressionnante d’une chanteuse habitant son personnage. Sans parler d’un accompagnement orchestral attentif aux inflexions les plus ténues du chant.
Asmik Grigorian faisait, nous dit-on, de Senta l’an dernier une manière de marginale révoltée. Elisabeth Teige en fait une passionnée, une assoiffée d’amour et de sublime, aux désirs incandescents. Dès lors, son duo avec l’Erik d’Eric Cutler sera d’une puissance terrassante : lui, tout aussi ardent, tempérament excessif, impatient, exigeant, jaloux, jouant d’une voix de ténor certes, mais charnue et dense, de telle sorte qu’on a le sentiment d’entendre là deux forces vitales s’affronter.
Elisabeth Teige © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Les secrets de Mary
Avant cette ballade, on aura vu Mary faire répéter la chanson des fileuses par en somme la chorale du village. Mary dans cette relecture devient un personnage énigmatique. Lourde fille boudeuse, dont on devine à certains signes qu’elle a eu une love affair avec le Hollandais (elle en sort la photo de son sac pour la montrer à Senta, avant de refuser de chanter la ballade et d’obliger Senta à le faire). Nadine Weissmann s’impose ici davantage par sa présence, la silhouette de femme brisée et mutique qu’elle dessine, que par une voix qui nous a semblé un peu fatiguée elle aussi.
Au fil de l’action, on aura vu les maisons du village se déplacer, comme pour varier les points de vue, ruelles furtives ou carrefour devant le bistrot des marins. La dernière scène du deuxième acte se déroulera dans la maison de Daland, plus exactement dans une véranda, manière d’aquarium où les quatre personnages seront comme captifs.
Elisabeth Teige et Eric Cutler © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Quartes fatidiques
Tristes fiançailles : Mary est là, massive et silencieuse, on comprend qu’elle est donc devenue la compagne de Daland. Après qu’on aura entendu une fois de plus à l’orchestre les quartes lancinantes et fatidiques du thème du Hollandais, pourra commencer son récit « Wie aus der Ferne », par un Thomas J. Mayer, superbement caressant, mystérieux, noble, ondoyant. Comme pour Georg Zeppenfeld, on ne dira pas que c’est la plus belle voix wagnérienne du monde, mais, dans son pull-over de grosse laine irlandaise, il donne épaisseur et vérité à un personnage noyé de brumes.
Superbe crescendo de passion des deux voix entrelacées, Senta toujours aussi musicale (avec en arrière-plan un cor anglais emblématique) et H. de plus en plus puissant auquel un cor lointain ajoute un parfum de grand large.
Un champ de ruines
C’est au troisième acte que l’intervention de Tcherniakov sera la plus iconoclaste. Sur la place du village, on verra d’abord revenir, avec leur chaises pliantes, leurs parkas verdâtres et leurs bottes de pêcheurs, les hommes et les femmes du village. Et ce sera l’autre grand moment musical du spectacle : d’abord, le puissant chœur des marins, emmenés par le Steuermann décidément fringant de Attilio Glaser, et des villageoises. Pour chacun Tcherniakov dessine un personnage, en même temps qu’il maîtrise les déplacements de ce groupe humain oppressant, et qu’il lui fait danser une farandole pataude, comme au premier acte.
Attilio Glaser et Thomas J. Mayer © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele
Dans la fosse, on entend l’autorité, la netteté de la direction d’Oksana Lyniv (qui sera acclamée aux saluts, minuscule silhouette à côté de tous ces grands châssis wagnériens…) tandis que le travail du chœur dirigé par Eberhard Friedrich deviendra encore plus impressionnant quand les marins du Hollandais feront leur entrée. Menaçants, droits dans leur bottes et leurs bleus de chauffe, plus terrifiants que tous les spectres du répertoire. Derrière eux, l’impérieuse stature du Hollandais. Crescendo de tension irrésistible. Entrecroisement virtuose des voix de l’équipage du Hollandais et des villageois.
Trois coups de feu
L’ample édifice du final se met en place : la cavatine éperdue d’Erik, après son tragique « Senta, o Senta leugnest du ? », puis le trio Senta-Erik-Hollandais où chacun fait assaut de puissance épique, et la voix d’Elisabeth Teige, Senta déchirée entre partir ou rester, montera impérieusement vers les sommets de sa tessiture.
Soudain, éclatent deux coups de feu : c’est le Hollandais qui a tiré dans le tas, le Steuermann s’effondre, la mêlée tourne à la bataille rangée. Troisième coup de feu ! Le Hollandais tombe, blessé à mort. Qui a tiré ? C’est Mary, personnage décidément crucial dans le scénario de Tcherniakov.
L’œil est attiré vers les maisons du village, qu’un incendie commence à embraser, la foule s’enfuit vers les ruelles, les flammes gagnent toutes les maisons.
Eric Cutler, Elisabeth Teige, Nadine Weissmann © Enrico Nawrath – BF
Pas de rédemption
Sur la scène encombrée de chaises, aux allures de champ de ruines, ne restent plus que le corps du Hollandais et, comme assommés par la brutalité de ce dénouement, face à on ne sait quel destin, Mary repliée sur ses secrets, Erik qui semble abasourdi, et Senta, au visage impénétrable.
Wagner avait longuement mûri pour elle un plongeon suicidaire, ouvrant sur une manière de rédemption. Dans la vision de Tcherniakov, point de salut. Et si à l’orchestre monte le thème du Hollandais en ré majeur, il n’ouvre plus vers aucun avenir radieux où le couple serait réuni, mais vers un indéterminable inconnu.
Sidéré lui aussi par la puissance et l’inattendu d’une telle enfilade de coups de théâtre, le public de ce soir-là essaiera de s’ébrouer par d’inapaisables vagues d’applaudissements…
Elisabeth Teige © Enrico Nawrath – Bayreuther Festspiele