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Werther, entre sensibilité et virilité lyrique

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Actualité
18 mars 2025
La sensibilité du jeune Werther relève-t-elle de la masculinité toxique ? La question se pose alors que le chef-d’œuvre de Massenet occupe l’affiche du Théâtre des Champs-Elysées du 22 mars au 6 avril, et de l’Opéra Royal de Wallonie du 13 au 22 avril.

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Dès les années 1880, Massenet s’intéresse à Werther et envisage de porter le drame à l’opéra. Alors que sa Manon, créée en 1884,  a rencontré un vif succès, le compositeur aspire à explorer des sujets, sinon plus noirs – n’est-il pas, en dernière instance, d’abord question d’amour contrarié, de trahison, d’avidité, de rejet, de pauvreté et de mort dans Manon ? –, au moins plus profonds, explorant davantage les tourments intérieurs des personnages. Si, dans Manon, l’intrigue se déroule dans le monde et, en tout cas, entre personnages, laissant seulement occasionnellement une place à l’introspection (rappelons-nous l’air de Manon : « Adieu, notre petite table »), dans Werther, les tourments et sentiments intimes sont portés au-devant de la scène et exprimés dans la crudité de leur puissance – défaits des atours mondains. La mise en scène d’un jeune homme incapable de maîtriser des sentiments qui le mèneront à la mort pose une question fondamentale : Werther est-il un ovni dans le paysage lyrique moderne ou incarne-t-il, au contraire, ce qui semble être une constante de l’opéra moderne : la masculinité toxique ?

L’intrigue semble simple – banale même, à l’opéra : un homme aime une femme ; cette femme l’aime en retour mais des contraintes morales et sociales la contraignent à réfréner cette passion. Et si c’est une platitude d’écrire que l’opéra est le lieu de toutes les passions, dans Werther, celles-ci atteignent un tel paroxysme qu’elles méritent que l’on s’y attarde quelque peu.

On connaît les traits goethéens du jeune Werther : il est en quête d’absolu ;  l’amour qu’il éprouve pour Charlotte doit être pur et est, dès lors, nécessairement impossible ; face à la nature et à son éclosion, le héros se sent submergé, comme aspiré par un sublime auquel il aspire mais dans lequel il ne peut que s’abîmer – c’est-à-dire mourir. Bref, Werther est un héros romantique. Peut-être même une caricature de héros romantique. Porté à l’opéra, Werther devient un héros romantique (éventuellement caricatural) qui chante, ce qui change tout. Doté d’une capacité d’expression vocale, Werther peut extérioriser ses sentiments avec une intensité qui échappe à la seule parole et cette tornade chantante pourra, le cas échéant, mener à une conjuration ou, du moins, à une neutralisation de tourments intérieurs insupportables.

Homme sensible en proie à des sentiments indomptables, Werther semble incarner l’idéal ou le fantasme d’une virilité délicate. À l’opéra, on sait que les scènes de folie ou de délire sont, du moins au XIXe siècle et, dans une mesure peut-être moindre, encore au XXe siècle, réservées aux femmes – aux femmes manipulées, torturées et finalement tuées par des hommes (Lucia, Carmen, Anna Bolena, Violetta, Mélisande, Lulu et bien sûr Manon elle-même ne nous contrediront pas). Dans Werther, le paradigme semble renversé mais ce n’est, au fond, qu’une apparence. Si Werther laisse une telle place à ses passions intérieures, ce n’est pas parce qu’il y a été contraint de l’extérieur. Il bouillonne et finit par exploser parce que Charlotte lui résiste, ce qui lui est insupportable. Werther craque dans un chant qui tient certainement du hurlement et de la plainte : « Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps ». C’est bien un désir de mort qui est exprimé par le jeune héros, mais le désir de mort d’un homme qui réalise qu’il ne pourra assouvir ses passions – le désir de mort d’un homme qui prend conscience des limites de sa toute-puissance virile. Avec le sens de la formule qui le caractérise, Wayne Kœstenbaum écrit : « Werther a les couilles pleines à craquer. Son “Pourquoi me réveiller”, dans le Werther (1892) de Massenet, est hydraulique : il chante pour relâcher la vapeur, parce qu’il a mal et a besoin de se soulager »[1].

Car que vise Werther à travers cette explosion lyrique – chant à la « force de geyser » où il « donne la sérénade à ses poumons » [2]? Il vise l’abandon tant convoité mais jamais accordé de Charlotte. Cet air n’est pas tant l’expression d’un simple tourment intérieur. C’est une entreprise de manipulation. Manière d’apitoyer la femme désirée et de tirer parti du charmant paradoxe qu’il incarne : le héros romantique fragile mais puissant – physiquement puissant à l’opéra et, dès lors, peut-être plus viril que jamais. L’entreprise fonctionne en effet : immédiatement après cette avalanche débridée de sentiments paradoxaux, Massenet insère un duo – trop souvent improprement qualifié de duo d’amour –  où la concorde des désirs reste toute relative.  Werther perdure dans son délire avec une insistance qui ira jusqu’à la contrainte : « À quoi bon essayer de nous tromper encore… – Nous mentions tous deux en nous disant vainqueurs de l’immortel amour qui tressaille en nos cœurs –  Tu m’aimes ! Tu m’aimes ! Tu m’aimes ! – Hors de nous rien n’existe et tout le reste est vain – Mais l’amour seul est vrai, car le mot est divin ». Charlotte, elle, résiste à ces assauts : « Ah ! Taisez-vous ! – Je vous implore – Werther – Tout ce qui nous sépare peut-il être oublié ? – Pitié ! – Non ! – Ah, pitié ! – Seigneur, défendez-moi – Défendez-moi, Seigneur ! Défendez-moi contre moi-même ! Défendez-moi, Seigneur, contre lui. Défendez-moi ! – Non ! Vous ne me verrez plus ».

S’il a renversé le schéma classique de l’opéra moderne, déplaçant l’inconstance voire la folie du côté des hommes, Massenet n’a néanmoins pas poussé la rupture à son terme. Werther pêche par excès de sensibilité mais la virilité lyrique qu’il porte reste destructrice : si c’est bien Werther qui meurt, il n’est pas tué mais est resté maître de sa propre vie. En revanche, il a bien reproduit la grande marche de l’opéra vers le féminicide. À la fin, Charlotte « tombe inanimée par terre devant le fauteuil ». Morte, folle ou malheureuse à jamais.

[1] W. Kœstenbaum, Anatomie de la folle lyrique, trad. fr. L. Bury, Paris, La rue musicale (Cité de la musique – Philharmonie de Paris), 2019, p. 356.
[2] Ibid., p. 357.
Ce texte constitue une version légèrement adaptée d'un texte à paraître dans le programme de l'Opéra Royal de Wallonie-Liège, à l'occasion d'une production de Werther signée Fabrice Murgia. Les informations de la production sont disponibles ici. Le programme comprenant le texte initial pourra être consulté prochainement.

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