Pourvu que toutes les conditions soient comme ici réunies… Voir en concert un chef-d’œuvre du répertoire lyrique dans un ravissant théâtre, aux dimensions idéales et à l’excellente acoustique, peut s’avérer inoubliable. Sur scène, un orchestre très étoffé va remplir, comme Massenet l’a voulu, la fonction de narrateur.
Et quel orchestre ! Fondées en 2014 par Raphaël Merlin, chef d’orchestre et violoncelliste, Les Forces Majeures réunissent des musiciens chambristes de haut niveau. Leur vocation ? Offrir à tous les publics des concerts magistraux – du classique au contemporain. Dans Werther, chant et orchestre intimement entrelacés font jeu égal. Dès le prélude, se succèdent tragédie et apaisement. Durant les quatre actes, pupitres de cordes, vents, percussions, harpe et orgue en solo, racontent. Les nombreux motifs récurrents font vivre musicalement personnages et situations. Et quel chef ! En voyant diriger Pierre Dumoussaud, on est impressionné par la clarté de sa gestuelle. L’énergie qu’il communique aux musiciens se répand en même temps dans la salle. Et aussi quels charmants chœurs ! Les voix d’enfants et d’adolescents – préparés par Marie-Hélène Dubois au conservatoire de Vichy Communauté – ont toute la fraicheur requise pour faire ressentir par contraste la pesanteur du drame qui menace.
Surtout quels chanteurs acteurs ! Nul besoin de décors ni de mise en scène. Leur démarche, quand ils entrent et sortent, l’expression de leurs visages, et particulièrement les couleurs que tous savent mettre dans leur chant donnent une vie intense aux personnages. L’élégant baryton-basse Vincent Le Texier peint tout en finesse la figure paternelle du Bailli. Par touches légères, il sait se montrer autoritaire, bougon, bienveillant, affectueusement admiratif de ses filles et malicieux avec ses amis. Durant cette scène d’exposition, sans un geste superflu, rien qu’avec des mimiques subtilement hilarantes, la paire ténor et basse formée par Rodolphe Briand et Antoine Garcin amusent sans cabotinage. Ils dialoguent et interprètent une vigoureuse chanson à boire qui se mêlera ensuite aux voix d’enfants chantant Noël, bien que l’on soit en juillet.
Werther scène 1 © Opéra de Vichy – DR
Avec sa voix légère et sa grâce touchante la soprano canadienne Florie Valiquette (Sophie) remplit de manière adéquate ce rôle-clé de jeune-fille innocente et joyeuse qui découvre peu à peu la réalité. Quant au baryton Jean-Sébastien Bou (Albert), il attire immédiatement la sympathie avec son bel air « Elle m’aime, elle pense à moi » très bien chanté. C’est avec mesure et talent qu’il incarne jusqu’au bout cet homme loyal et bon qui a du mal à se rendre à l’évidence.
Quant au couple condamné d’avance par les circonstances, il est incarné par deux artistes d’exception, au top de leurs moyens vocaux. Cheveux tirés, sourcils froncés en permanence, infiniment digne, Karine Deshayes – mieux que d’autres cantatrices plus séductrices – fait sentir la lutte intérieure d’une Charlotte tiraillée entre son devoir et la passion qui la submerge enfin. « Ces lettres… Ah je les relis sans cesse », puis « Comment m’est venu ce triste courage d’ordonner cet exil ? ». Dans les fameux airs de la lettre et des larmes, la conduite de la ligne vocale est remarquable. Il reste à dire l’admiration et l’émotion suscitées par le ténor Jean-François Borras en pleine possession de son instrument. Capable de se livrer sans grandiloquence aux élans lyriques les plus romantiques comme dans son premier air « Ô nature pleine de grâce », d’exécuter des notes tenues fortissimo, puis d’alléger soudain sa voix. Chacune de ses apparitions sont frappantes. Sa façon de marcher avec entêtement exprime sobrement la passion amoureuse qu’il finit par rendre réciproque. « À quoi bon essayer de nous tromper encore ? » dit-il à sa bien-aimée. Et Charlotte de répondre « Ah, taisez-vous, je vous implore ». Quand les chants de Noël et les harpes du Paradis se font entendre à nouveau, l’amant opiniâtre agonise, il reçoit enfin le baiser tant attendu sur un « Oublions tout » apaisant. La force de la musique et du chant est alors si grande que cette fin poignante et ambiguë, due au génie de Massenet, suscite un long tonnerre d’applaudissements, accompagné par des tapements de pieds enthousiastes, de la part d’un public conquis que l’on aurait souhaité encore plus nombreux.