Quelques heures avant la représentation de The Fairy Queen le premier jour de la 12e édition du festival organisé dans ses jardins, William Christie a accepté de recevoir quelques journalistes chez lui et de répondre à nos questions.
Quelles sont les origines du spectacle que nous allons découvrir ce soir ?
Cela fait vingt ans que le Jardin des Voix existent. Nous avons commencé avec des extraits, puis nous nous sommes lancés dans des opéras en entier, comme Partenope de Haendel, par exemple. Nous pouvons évidemment revenir à des panachés. Mais quand on a à sa disposition six ou huit chanteurs qui peuvent faire un opéra, pourquoi ne pas se tenter l’aventure ? Le choix de Purcell est assez évident, puisque c’est quelqu’un avec qui nous avons entretenons depuis longtemps une étroite collaboration.
L’architecture de cette production remonte à 1989 à Aix-en-Provence. Tout d’abord on a fait se côtoyer la musique et la pièce de Shakespeare. Maintenant, nous faisons la musique avec une chorégraphie. Évidemment, avec des chanteurs différents, vous avez d’autres approches, même si les choix opérés à l’époque nous satisfaisaient et nous conviennent encore. L’idée, cette fois-ci, était de se débarrasser de la pièce, car nous n’avons pas de Royal Shakespeare Company avec un plateau envahi par des acteurs britanniques. Mais cette musique est éminemment chorégraphique ; d’où la décision de faire appel à quelqu’un qui a de nouvelles visions, dans le respect cependant de ce nous faisons. Et en la personne de Mourad Merzouki, nous avons un très grand chorégraphe.
Est-ce qu’on peut dire qu’on ne peut plus monter une œuvre baroque sans y amener de la chorégraphie, à la suite de ce que vous avez plus ou moins instauré ?
Dans un sens, c’est vrai, mais vous pouvez créer une très belle production d’Ariodante sans faire appel aux danseurs, par exemple. Est-ce qu’il y avait de la danse dans les opéras serias de Haendel ? Non. En dehors de quelques moments remarqués avec une célèbre danseuse française de l’époque, Marie Sallé. Dans le cas des opéras Atys et Médée, nous étions dans une autre démarche, celle de la recréation de la danse historique. Mais j’ai une fascination pour les chorégraphes modernes sur de la musique baroque et j’ai une longue expérience avec des artistes comme Jiří Kylián ou encore Trisha Brown. Les Boréades ont été réalisés avec Edouard Lock, par exemple. Je dirais que c’est une formule qui nous plaît.
Le fait de se produire sur le Miroir d’eau change-t-il quelque chose à la manière de penser la production ?
Il y a des contraintes, peut-être, mais il y a des contraintes partout. Dans le théâtre, vous avez les dimensions, l’éclairage… Les jardins de Thiré ont été créés pour la musique et nous nous y intégrons, notamment sur le Miroir d’eau et sa scène flottante.
L’eau est-elle une aide pour les chanteurs, par sa réverbération ?
Non, pas du tout. Cela dit, l’humidité peut avoir d’autres effets pas forcément agréables pour les artistes…
Vous avez choisi les lauréats du Jardin des voix pour cette production. Cela a-t-il apporté des nouveautés dans votre approche de l’œuvre ?
Des chanteurs qui commencent une carrière, ça c’est une grande nouveauté ! Puisque nous avons un nouveau chorégraphe, c’est une nouveauté également, étant donné que lui aussi dirige les chanteurs. Il a fait de la coordination et une intrication entre danseurs et chanteurs. On ne peut évidemment pas reproduire ce qui a été fait en 1989 ou en 1995. Le respect qu’on doit au chanteur, c’est précisément le respect de ses qualités : sa voix, ses possibilités, ses limitations peut-être. Il faut savoir favoriser ce qu’il possède. Certes, j’ai des idées très arrêtées sur ma conception de l’œuvre, mais je travaille avec un nouveau metteur en scène qui a ses idées propres et les chanteurs ont les leurs. Il faut pouvoir respecter tout le monde.
Vous avez révélé beaucoup de voix magnifiques. Comment faites-vous venir à vous toutes ces énergies ?
Justement en respectant leur énergie à eux. Je ne choisis pas forcément les voix les mieux travaillées, les mieux formées, les plus mûres. Pour les huit chanteurs que nous avons sélectionnés sur deux cents candidatures, c’est l’impression immédiate qu’on a eue qui a été le critère principal. On met la barre très haut, c’est évident, n’est-ce pas. Mais c’est ce moment initial, le contact avec la voix et la personne qui comptent. C’est très simple.
Est-ce qu’il y a des points communs entre ces chanteurs ?
Je vous ai déjà évoqué le point commun : c’est l’effet qu’ils produisent sur nous. Il nous faut des gens qui sont compétents sur le plan technique, mais pour certains qui sont très évolués, est-ce que c’est suffisant pour autant ? Non. Pas du tout. C’est le charisme, n’est-ce pas, qui est le plus important. Parfois, nous prenons des voix qui ont très peu d’expériences dans le baroque. On les choisit parce qu’elles ont quelque chose de plus important. Pour les instrumentistes des Arts florissants, c’est la même chose. Nous avons également des élèves de la Juilliard School et le choix est idnetique : c’est toujours une affaire de charisme. Nous avons un mélange des meilleurs éléments ici en Europe et des élèves de la Juilliard.
Vous avez visiblement du plaisir à jouer tous ensemble, on se souvient en particulier du concert de l’année passée au festival « Dans les Jardins de William Christie ». Vous jouez beaucoup avec de jeunes artistes. Que vous apporte cette activité de transmission, en quelque sorte ?
Tout simplement le bonheur de s’apercevoir qu’on est en compagnie de talents extraordinaires ! Le fait qu’ils me sollicitent pour participer à l’aventure est une très grande flatterie pour moi. C’est une immense joie.
Faut-il aimer la bonne chère et le jardinage pour être intégré dans le Jardin des Voix ou dans les Arts florissants ?
Non. Je connais des musiciens qui sont végétariens au sens strict ou végans parmi les plus intolérants et qui jouent divinement bien. Le jardin, pour certains, c’est une découverte. Mais ce qui est important pour moi, c’est de contribuer à cette idée qu’on peut ou doit avoir des connaissances dans d’autres disciplines, surtout si on veut recréer une musique du passé afin qu’elle soit une musique vivante. Des notions de peinture, de littérature ou de culture d’une époque donnée sont d’une grande aide. Pouvez-vous imaginer de travailler sur un art baroque qui est hautement visuel sans connaître Le Bernin ? Mais il n’est pas forcément nécessaire d’avoir digéré l’ensemble de toutes ces notions pour faire carrière. Il faut évidemment être initié à la mythologie et tout ce qui alimente la totalité des livrets de l’époque, surtout que nous faisons face aujourd’hui à une génération qui affiche une ignorance totale de la Bible. Vous ne pouvez pas travailler avec cet immense corpus de musique religieuse si vous n’avez pas un minimum de bagage.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans le village de Thiré où vous vous êtes installé ?
Le village m’intéressait beaucoup moins que la maison.
Vous êtes-vous dit en achetant la maison que vous alliez y construire un jardin dans lequel vous pourriez un jour reconstituer les mises en scène du Bernin ou de quelqu’un d’autre ?
Non. J’ai créé un jardin selon mes sensibilités pour satisfaire un long apprentissage en tant que jardinier et parce que j’avais envie d’acheter une vieille maison sans jardin. Il s’agissait pour moi d’y concevoir un jardin éclectique qui mélangeait beaucoup de connaissances dans lequel je pouvais vivre mais aussi faire de la musique. C’est cette idée qui a présidé à sa création : pouvoir y faire de la musique.
Votre jardin et les alentours, y compris dans le village, sont en constante évolution. Quels sont vos nouveaux projets ?
Nous sommes en train de récupérer, si j’ose dire, un habitat rural et le centre d’une commune qui, comme beaucoup de villages en France, a vécu la mort. Les habitants, pour diverses raisons, ont quitté ces localités qui reprenaient souvent les castrums romains, puis cette tradition d’habitation qui remonte au Moyen Âge, constamment revue et corrigée. Pourquoi ? Parce qu’ils voulaient favoriser la maison Phénix ou les lotissements, pour un mode de vie peut-être plus confortable ou agréable. La maison dans laquelle nous sommes a été déclassée vers 1630. Elle est devenue une métairie et les habitants du lieu dépendaient de propriétaires, qui étaient des nobles. Cela a changé en 1920, mais les locataires sont restés des métayers jusqu’en 1983. La dernière famille, dont les membres étaient là depuis trois générations, n’habitait que dans deux pièces sur quinze. Le reste de la maison était abandonné ou transformé en greniers de stockage ou en abris pour les animaux. Seules la cuisine et la salle à manger étaient occupées. Tout cela dans une pauvreté absolue. Malheureux, j’imagine, mais tout de même extraordinairement solides.
Pour le reste du village, nous sommes en constante évolution. Nous avons acquis peu à peu une dizaine de maisons qui étaient abandonnées. Cela va encore prendre des années, mais cet été nous inaugurons un ancien séchoir qui avait été transformé en salle de bal dans les années 1920 avant d’être rebaptisé dancing en 1950 puis abandonné tout comme l’ancien café. Nous les avons transformés en lieu de répétition et en loges pour les artistes. Nous utilisons ce qui reste de ces édifices et nous rénovons dans le respect du bâtiment et de ses proportions. Nous préservons le patrimoine sans nous sentir obligés de transformer une maison en un dortoir où s’entasseraient cinquante jeunes artistes. Nous ne démolissons pas l’existant en faveur de quelque chose de nouveau : nous sommes très, très respectueux sur le plan historique. Encore une fois, il s’agit de redonner vie à un habitat existant et délaissé en donnant envie d’y habiter : il est hors de question d’en garder l’aspect vétuste. Ce type d’habitat mérite d’être sauvegardé. Combien y a-t-il de villages en France où l’on voit littéralement des horreurs ? Combien de fois ai-je entendu : « le vieux, c’est mauvais » ?
Les habitants de Thiré se sont-ils habitués à votre présence depuis 1985 ?
Vous imaginez la mentalité dans la ruralité française ? Il est tellement difficile pour certains d’accepter la nouveauté, le changement et ce qui est différent, étranger. Il y avait les uns pour, les autres qui étaient contre. Pour quelques personnes méfiantes, voire intolérantes, il y en a tant d’autres ouvertes à la nouveauté qui nous ont accueillis avec enthousiasme. Maintenant, nous traitons avec la troisième génération et les choses ont bien changé. Comme vous pouvez l’imaginer, le travail est parfois très long, mais le résultat est formidable, je crois, et j’ai l’impression que tout le monde y gagne…
On peut voir des devises peintes dans votre maison, telle « Nulla dies sine musica » [pas de jour sans musique]. Quelles en sont les sources ?
Moi ! Et les sources précises : La Rochefoucauld ainsi que des maximes latines.
On sent qu’il y a un programme subtil et complexe. Avez-vous l’envie de reconstituer ici un monde baroque ?
Le souvenir est une sensation importante. La nostalgie est plutôt dangereuse. De vouloir revenir à une époque ou à un moment qui vous a plus ou vous paraissait fondamental, est-ce que c’est pertinent ? Non. Une dame me demandait récemment, dans le cas où elle aurait beaucoup d’argent à y injecter, si j’accepterais de refaire Atys, par exemple. Je n’ai pas du tout envie de proposer une copie conforme !
Mais vous, de quoi rêvez-vous quand vous entendez une musique du XVIIe siècle, par exemple ?
Je peux rêver de correspondances littéraires ou visuelles, c’est selon, comme une forêt enchantée, par exemple. J’aime beaucoup la gravure de Charles Nicolas Cochin qui représente le bal des Ifs où Louis XV est déguisé en topiaire.
On adorerait que vous en fassiez la reconstitution !
Moi aussi !
Mais c’est un peu ce type de reconstitutions que vous avez entrepris ici, non ?
En quelque sorte. Cela dit, j’aime aussi la nouveauté. En tout cas, encore une fois, je n’ai pas envie de refaire ce que j’ai déjà fait. Du moins, j’ai besoin de relectures. Pour la manière de concevoir les voix, non, pas forcément. La « matière première » est la même ; mais la manière dont elle est utilisée diffère. Il y a trente ans, je n’avais pas la moindre idée de la potentialité d’intégrer du hip-hop ou du break dancing comme c’est le cas aujourd’hui pour The Fairy Queen. Il y a dans la chorégraphie de Mourad Merzouki que vous allez découvrir ce soir des choses irrésistibles. Irrésistibles !
Pour l’avenir du festival « Dans les jardins de William Christie », qu’avez-vous l’intention de faire ? Le succès va croissant. Va-t-on devoir instaurer une jauge ?
La question est saine, mais la réponse peut être très malsaine. Est-ce que je dois m’arrêter, puisqu’on me dit, laissez la place à quelqu’un d’autre ? C’est la litanie que j’entends en ce moment. On me rappelle que de nombreux jeunes ensembles ont de la difficulté pour émerger. « Pourquoi n’arrêtez-vous pas ? », essaie-t-on de me faire comprendre. Eh bien, je n’arrête pas parce que je n’en ai pas envie ! Parce que je prends un immense plaisir à ce que je fais. Et j’aime le plaisir. J’aime le défi. Est-ce que j’aime la concurrence ? J’adore ça…
Vous avez des poulains qui maintenant, gambadent dans d’autres prés.
Mais c’est le but !
Quels sont les compositeurs chez qui vous avez l’intention de faire une incursion ?
J’avais plusieurs idées en tête quand j’ai défini mes répertoires. J’étais fasciné par la musique ancienne mais également par la musique contemporaine. J’ai fait partie, avec Jordi Savall, du Five Centuries Ensemble. C’était extraordinaire parce cela nous a mis tous les deux en contact avec ce qui était original à l’époque et ce n’était pas le fait de la musique ancienne, mais de la création, avec Luciano Berio, Sylvano Bussotti et aussi quelques Français qu’on a fréquentés ainsi que beaucoup d’Américains. J’ai adoré ce milieu. Je pense notamment à quelqu’un comme Cathy Berberian, qui chantait divinement bien la musique contemporaine tout en adorant Monteverdi qu’elle servait remarquablement. Pourquoi ai-je abandonné ce répertoire ? Sans doute parce qu’il y avait beaucoup de m… mélangées à des bijoux. Et je me suis dit que c’était tout aussi exaltant de redonner vie à la musique ancienne avec la même liberté. Mon cursus à Yale me garantissait une technique musicale qui n’avait rien à voir avec la manière de diriger des Brahms ou des Mendelssohn et était adaptée à une musique qui avait d’autres critères. Est-ce que j’ai des remords parce que je ne joue pas cette musique romantique ? Sur mon piano, je joue un peu de Liszt ou de Schumann. Est-ce que ça me suffit ? Non. J’ai mes préférés, n’est-ce pas. Une petite anecdote : quand j’ai été auditionné en 1966 par Ralph Kirkpatrick, le grand claveciniste, j’avais travaillé cet instrument et je suis descendu de Boston à Yale après avoir préparé Haendel, Couperin et Rameau. On ne se connaissait pas du tout : il m’a posé des questions et a compris que le clavecin était une nouveauté pour moi. Il m’a demandé si j’avais une bonne mémoire et m’a proposé de jouer au piano mon répertoire. J’ai alors massacré l’Opus 14 N° 1 de Beethoven, puis un Fantasiestücke de Schumann et il m’a arrêté brutalement au bout de deux ou trois pages des Harmonies du soir de Franz Liszt. Je me suis dit que c’était cuit pour moi… Il m’avait demandé de jouer ce que j’avais mémorisé plus de dix ans auparavant. Mais il m’a pris ! Alors je continue à jouer, mais pas pour vous ! Est-ce que cela me donne des remords de ne pas pouvoir diriger Elias de Mendelssohn ? Oui. Est-ce que j’inclus timidement un peu de Poulenc dans le répertoire pour chœurs d’hommes de Charpentier ? Oui.
Est-ce que vous écoutez encore dans votre temps libre de la musique contemporaine ?
Oui. Presque exclusivement de l’opéra contemporain, c’est-à-dire de la musique avec paroles. J’ai quelques phobies comme la musique électronique des années Cinquante ou Soixante qui pour moi est absolument rébarbative. J’ai du mal avec la musique répétitive également.
Quels sont vos derniers coups de cœur dans les créations d’opéras ?
Doug Balliett, un jeune compositeur qui enseigne à la Juilliard School. Il est devenu une sorte de Kappelmeister à New York, pas du tout croyant mais qui s’est retrouvé attaché à une paroisse pauvre catholique et pour qui il compose toutes les semaines (quand il est sur place) des motets ou des messes pour la liturgie… Il a composé une série de cantates qui mélangent extrêmement bien le rap et des éléments de sa personnalité voire son excentricité sur les mythes classiques : Narcisse et Écho et Philémon et Baucis par exple. Nous avons enregistré ici avec lui et je sais que l’Opéra de New York est très intéressé par une création.
Mais je dois vous laisser à présent, car il me faut assister aux derniers réglages pour la Fairy Queen de ce soir ! Ce sera très bien, vous verrez…