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Zabou Breitman : « Philippe Jordan, j’en suis dingue ! »

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Interview
16 octobre 2014

Dans un café voisin de la Maison de la Radio, Zabou Breitman, entre deux passages sur les ondes, grignote un croissant. Après la générale et avant la première de l’Enlèvement au Sérail qu’elle a accepté de mettre en scène pour l’Opéra de Paris, la comédienne ne cache ni son anxiété ni son enthousiasme. Anxiété, car ses débuts dans l’art lyrique seront, elle le sait, scrutés à la loupe. Enthousiasme, car de tels défis semblent donner des ailes à cette comédienne passée, au tournant des années 2000, à la réalisation et à la mise en scène avec un succès que nul n’ignore. Les longues semaines de répétitions qui viennent de s’écouler ont dû être roboratives, à en croire la chaleur avec laquelle Zabou Breitman évoque Mozart, Philippe Jordan et les solistes convoqués pour l’occasion. Mais avant l’élaboration de ce projet, la musique a-t-elle toujours occupé une place centrale dans sa vie et dans son oeuvre ? 

Pour moi, la musique a toujours été totalement intégrée à la vie. J’en écoute souvent, et surtout, je travaille toujours en musique. C’est la musique qui, au préalable, m’inspire les images que je vais avoir envie de filmer ou de mettre en scène. Dans l’absolu, mettre en scène un opéra me va donc très bien ! Dans ma famille, on a toujours fait de la musique: mon papa a fait du piano, j’ai fait de la flûte traversière, mes enfants ont étudié le solfège et pratiqué un instrument… On ne peut pas ne pas apprendre la musique dans notre famille. Savoir lire une partition m’a beaucoup aidé pour L’Enlèvement : ne pas parler allemand était déjà gênant pour moi, ne pas pouvoir lire la musique aurait tout rendu plus difficile. Là, je pouvais m’interroger sur le sens de tel ou tel point d’orgue. J’ai besoin de comprendre, afin de travailler de façon libre. Au théâtre, quand j’ai mis en scène L’Hiver sous la table, il y avait un violoniste sur scène. Puis dans ma deuxième mise en scène, pour Blanc, il y avait un violoncelliste. Et dans mon film L’homme de sa vie, je montre la musique à l’image, avec un quatuor. Pour L’Enlèvement j’ai tout l’orchestre ! (rires)

Pour autant, aviez-vous de longue date l’envie de mettre en scène un opéra ? 

Oui, c’est une envie qui me trottait dans la tête depuis longtemps, même si je ne voyais pas bien comment cela pourrait se concrétiser. Quand, finalement, on m’a proposé de mettre en scène L’Enlèvement au Sérail, je me suis mise rapidement au travail avec Valérie Nègre : cette assistante a travaillé avec beaucoup de monde, notamment Chéreau. Elle a une parfaite connaissance du système de l’opéra, a repris elle-même un grand nombre de spectacles et, surtout, elle est germanophone et germanophile. Sa maîtrise de l’allemand m’a été d’un grand secours. Je dois dire aussi que les équipes d’assistants de l’Opéra de Paris sont formidables : on ne vous laisse pas tomber !

Appréciiez-vous déjà L’Enlèvement au Sérail dans votre vie d’auditrice et de mélomane ? 

Je ne peux pas mentir (ou plutôt, je pourrais, mais je ne veux pas !) : je ne connaissais pas cette oeuvre quand on m’a proposé de la mettre en scène. En l’écoutant, bien sûr, j’ai reconnu un certain nombre d’airs que j’avais déjà entendus. Pendant deux ans, j’ai beaucoup écouté L’Enlèvement. Pas de façon contrainte, mais dès que j’en avais l’occasion, chez moi ou dans la voiture. Et cette écoute répétée fait, qu’au fur et à mesure, la musique crée des images dans votre esprit. C’est quand on comprend parfaitement ce qui est chanté même lorsqu’on ne parle pas la langue que j’adore la musique. Et après la générale, quelqu’un m’a dit qu’il avait compris tout ce qui se déroulait sur scène sans regarder les surtitres, ça m’a fait plaisir. 

Le genre Singspiel (chanté / joué) doit être assez difficile à mettre en scène : il semble supposer une dissociation entre ce qui est chanté et ce qui est joué.

Justement, je ne voulais pas dissocier le Sing et le Spiel. On en a beaucoup discuté avec Philippe Jordan et avec Marius Stieghorst, qui va diriger les représentations de janvier / février. J’ai tout le temps essayé d’intégrer la musique à l’action. J’avais même imaginé un top auquel on a dû renoncé pour des questions de mise en place, dans lequel la musique commençait juste au moment où Osmin posait une pomme par terre, un peu comme un buzzer. J’aime bien l’idée de faire commencer la musique sur scène, comme ça, en appuyant sur le nez d’un personnage ! Il ne faut pas qu’on sente de rupture entre l’air et les dialogues. Par exemple, après son premier air, Belmonte se demande « où vais-je retrouver Constance ? ». J’ai demandé à Bernard Richter de ne pas bouger pendant qu’il pose cette question, pour que la phrase parlée soit dans la lignée de l’air qui précédait. J’ai donc constamment essayé de faire des tops, des visuels, de travailler sur le jeu pour créer une véritable cohésion, mais je ne sais pas si j’y suis toujours arrivée.

Les dialogues posent souvent des problèmes aux metteurs en scène dans le Singspiel. Faut-il les couper, les remanier, les traduire, les supprimer ? 

Les traduire, j’aurais bien aimé. Mais la distribution est presque exclusivement germanophone, c’était très compliqué de leur imposer des dialogues en français. D’ailleurs, faire alterner des airs en allemand et des dialogues en français revenait à réintroduire la dissociation entre le chanté et le parlé que j’ai essayé d’atténuer. On a donc décidé de raccourcir les dialogues au maximum, de couper ce qui pouvait l’être afin de garder une certaine énergie. Ensuite, il a fallu rythmer ces temps de parole. Bizarrement, c’est d’ailleurs ce rythme parlé qui nous a demandé le plus de travail. Alors que le rythme musical est au coeur du métier de chanteur, trouver la bonne pulsation dans la parole était parfois compliqué. Là encore, nous avons voulu faire entrer en cohérence le temps de la parole et le temps de la musique, qui sont deux choses fondamentalement différentes, afin que les dialogues ne cassent pas le rythme de l’oeuvre, mais y contribuent. J’ai parfois eu peur que ce travail sur le rythme se perde au fil des représentations, la nature étant de repartir vers ses péchés mignons. Mais par chance, j’ai des solistes merveilleux, jeunes, très réactifs, et avec qui je corresponds beaucoup par mails. J’ai remarqué que ces rappels, sous forme de petits mots, marchent très bien avec eux. Ils ont l’habitude.

La cohérence entre le chanté et le parlé dépend aussi de l’entente entre le metteur en scène et le chef d’orchestre. Comment s’est passée la collaboration avec Philippe Jordan ?

Nous nous sommes rencontrés assez vite. Je lui ai fait part de mon enthousiasme pour L’Enlèvement en lui disant : « c’est tellement joyeux, c’est jeune, c’est fin… ». Et il m’a répondu : « ce n’est pas si joyeux ». Sur le moment, j’ai été surprise, mais plus j’entends cette oeuvre, plus je la trouve amère, c’est vrai. Il y a autant de passages de pure comédie que de moments plus graves, c’est un mélange permanent. Le quatuor des retrouvailles, au deuxième acte, est un moment incroyable, exceptionnel, qui contient une grande noirceur. Et Philippe a travaillé cette partition avec les chanteurs et l’orchestre de façon fantastique. Il fait de la musique et du chant comme il pourrait faire du théâtre ou de la peinture : il montre toujours une extrême élégance, un sens artistique profond. Et ce qu’il propose aux chanteurs, c’est un sens du contraste, un engagement, une authenticité des sentiments. Cette authenticité des sentiments, on peut la trouver simplement dans un solo de hautbois, peu importe. Ses indications sont absolument fascinantes. Nous avons eu un dialogue merveilleux, notamment sur le rythme, qui n’est pas forcément synonyme de vitesse ou de vivacité, mais qui peut être contenu à l’intérieur d’une phrase musicale. Je dois dire que je suis fascinée par cet homme, j’en suis même dingue ! (rires) Il s’agissait, au début, d’une fascination liée au respect qu’impose naturellement le directeur musical de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Mais l’avoir vu travailler m’a fait vraiment admirer l’homme qu’il est. Même s’il n’avait pas son titre et sa couronne, il serait un roi pour ce qu’il fait avec les chanteurs et les musiciens. Son élégance, sa grâce, jusque dans sa façon de parler, m’aident énormément dans cette production. 

Le biographe de Mozart, Jean-Victor Hocquard, considère que c’est à partir de L’Enlèvement au Sérail que Mozart fait exploser non seulement les codes, mais le genre même de l’opéra. Que faire du foisonnement esthétique, culturel, philosophique que constitue L’Enlèvement ?

On peut décider de s’engager sur une piste et, dans ce cas, on oublie forcément des choses, mais chacun sait que choisir, c’est renoncer. Pour ma part, il y avait des choses auxquelles je ne voulais pas renoncer : les couleurs, l’exotisme, la sensualité de l’Orient… J’ai trouvé que le cinéma des années 20, avec sa grande théâtralité et son premier degré assumé, formait un bon cadre pour situer L’Enlèvement. C’est Les lumières de la ville : on peut à la fois pleurer et rire comme des fous, parce qu’il y a des passages extrêmement drôles, alors même que la mort est un thème omniprésent dans l’oeuvre. Mel Brooks disait que la comédie, c’est quelqu’un qui tombe dans un trou et meurt, alors que la tragédie, c’est quelqu’un qui se coupe le doigt. Alors, dans ma mise en scène, je fais tomber un type dans la fosse : une forme de noirceur est inhérente à la comédie. Osmin, par exemple, ne parle que de mort, tout en étant vraiment drôle. C’est un méchant parfaitement dessiné, dès le début du premier acte, un méchant de film muet qui fait des gros yeux. Ce premier degré, on le retrouve aussi dans le côté exotique de l’oeuvre : l’orientalisme, c’est l’Orient vu par l’Occident, il y a forcément un décalage qu’il ne faut pas chercher à gommer. Philippe aussi était très attaché à ces couleurs, à ces atmosphères. D’ailleurs, je suis contente qu’il ne se soit pas opposé aux quelques bruitages que j’ai intégrés à ma mise en scène : pour que les dialogues parlés ne sonnent pas dans le vide, on entend la mer, un oiseau, un petit coq, un hibou… il aurait très bien pu refuser, il a accepté. 

Qui dit première mise en scène d’opéra dit aussi première collaboration avec des chanteurs d’opéra. Avec les solistes, avez-vous le sentiment d’avoir été plus dirigiste ou au contraire plus souple que vous ne l’êtes d’habitude avec des comédiens ? 

Mise en scène ne signifie pas forcément direction d’acteurs. Ce sont deux choses différentes. Parfois, un spectacle forme un concept global adaptable à une grande pluralité d’acteurs. Mais une simple mise en scène ne convient pas à un Singspiel, où les scènes parlées exigent une véritable direction d’acteurs. Je suis donc partie des personnages, c’est-à-dire des solistes. Je me suis aperçue que le rythme des paroles, quand il n’est pas lié au rythme musical, les effrayait un peu, alors que quand ils chantent, l’adresse ne leur pose pas de problème. Ils avaient parfois peur de repartir sur leur voix parlée. Peut-être craignaient-ils qu’hors de leur technique musicale, leurs voix soient peu audibles. Je les ai encouragés à parler normalement. Erin Morley, qui chante Constance, était peu audible dans les dialogues parce qu’elle conservait sa voix lyrique. Je lui ai dit de s’adresser directement à moi, qui me trouvais à l’autre bout de la pièce. Mais ce qui est extraordinaire, c’est qu’il a suffi de le dire une fois pour que ce soit tout de suite intégré. J’ai aussi compris que les chanteurs connaissent leurs rôles mieux que le metteur en scène ! Au théâtre, ça n’arrive jamais. A cet égard, j’ai eu de la chance qu’Erin Morley et Bernard Richter fassent leurs débuts en Constance et en Belmonte. Ils se marrent ensemble comme des larrons en foire, et on sait que le rire libère le diaphragme, que c’est sain. Ils sont très drôles et, surtout, très ouverts et très heureux de chanter ensemble. Il y a, à l’opéra, quelques très bons comédiens, comme Natalie Dessay. Pour L’Enlèvement, j’ai eu la chance de travailler avec une équipe de chanteurs jeunes, énergiques, beaux. J’en ai profité pour faire du sur-mesure, jouer avec leur physique, leurs attitudes. Celui qui a ses petits cheveux dans les yeux pourrait se déplacer comme-ci, etc. Paul Schweinester, qui chante Pedrillo, a quelque chose de drôle et d’espiègle : je lui ai mis un appareil photo rétro entre les mains et il photographie tout le monde, il fait des selfies… Un petit côté Tintin reporter (rires) ! Et ça permet de souligner son rôle de fil rouge dans l’oeuvre, un peu à la manière de Figaro dans Le Barbier de Séville : il a été enlevé avec les filles, et c’est lui qui permet à Belmonte de rentrer dans l’action. Il fait le lien entre les autres personnages. Les solistes n’étaient peut-être pas habitués à ce travail scénique très minutieux, mais j’ai voulu faire du cousu main, pour rentrer sans honte dans une drôlerie au  premier degré. Il ne fallait surtout pas de parodie.

Ce travail cousu main sera à reprendre de zéro quand votre production sera reprise, dès janvier 2015, avec une autre distribution ? 

Oui, il faudra se réadapter. J’ai « googlisé » les solistes de l’autre distribution pour m’imprégner un peu de leurs physiques, de leurs voix. En règle générale, je me suis beaucoup nourrie, sur cette production, des styles des solistes, j’ai beaucoup enquêté sur eux via internet ! Valérie Nègre s’occupera de cette reprise, et je sais qu’elle le fera très bien, mais je prendrai tout de même une semaine pour rencontrer les solistes et apporter des changements éventuels. Notamment pour Pedrillo, qui est  très présent, avec beaucoup de texte parlé : heureusement que les deux solistes sont allemands, pour ce rôle qui serait un peu la voix off, si L’Enlèvement au Sérail était un film !

Justement, la réalisatrice que vous êtes pourrait-elle être intéressée par un opéra filmé, à l’image du Don Giovanni de Losey ou de la Tosca de Benoît Jacquot ? 

Oui, mais ce qui m’intéresserait encore plus serait de faire un film qui se déroulerait pendant les répétitions d’un opéra, où il n’adviendrait que des catastrophes ! Les assistants m’ont raconté des histoires qui ont dû être très stressantes pour ceux qui les ont vécues mais qui, à entendre, sont à mourir de rire ! A l’opéra, il y a un tel désir d’excellence que les gros ratés ne sont pas permis, et pourtant ils arrivent, c’est humain ! Lorsque, pendant une répétition, deux ou trois trucs ne se passaient pas comme prévu, j’étais à la fois couverte de honte et morte de rire face au cauchemardesque de la situation. Je me disais : « c’est les Marx Brothers à l’opéra ! » (rires)

En dépit de ces péripéties, est-ce que vous avez d’autres projets de mises en scène d’opéra ? 

En ce moment, je suis surtout terrorisée, effrayée par la perspective de la première. Je n’en dors plus, rien qu’en vous en parlant, j’ai les mains moites. A la générale, j’étais si stressée que je ne saurais même pas dire si ça s’est bien passé ou pas. J’éprouve une émotion semblable à ce que j’avais ressenti avant ma première mise en scène de théâtre, ou avant la sortie de mon premier film… Je n’ai pas d’autres projets dans l’opéra pour le moment, mais je rêverais d’un Purcell, de Didon et Enée. La musique baroque me touche énormément, et c’est tellement libre ! 

>> Wolfgang Amadeus Mozart , Die entführung aus dem serail (L’Enlèvement au sérail), du 16 octobre 2014 au 15 février 2015 (plus d’informations)
 
 

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