Pour le cinquième opéra de Puccini, qui sera son 3e triomphe, on ne s’étonnera pas de constater que l’élaboration du livret constitue un parfait mélodrame, suivant des péripéties déjà vécues pour la Bohème : claquements de portes de Giacosa, exigences maniaques de Puccini, Ricordi à la récupération, … mais aussi l’éviction de Franchetti, premier compositeur approché par Ricordi, avant que Puccini ne confirme son choix, ainsi que l’implication de Victorien Sardou lui-même.
Arrivent enfin la double barre finale et le XXe siècle.
Ricordi et Puccini s’accordent pour régler tous les détails de la création : choix du lieu, du chef, du metteur en scène, de la communication et de la distribution.
Rome, une évidence
Le drame de Sardou est tellement inscrit dans le cœur de la Ville éternelle qu’un autre choix semblait inimaginable. Mais il fallait surmonter quelques obstacles, parmi lesquels la mainmise de Sonzogno sur le Teatro Costanzi. Le grand rival de Ricordi comptait bien contrebalancer l’hégémonie que ce dernier exerçait à Milan sur la Scala en programmant dans ce grand théâtre de 2.200 places les jeunes talents véristes dont il publiait les œuvres, en particulier Pietro Mascagni.
(illustration : Teatro Costanzi vers 1900)
Le choix du chef
Toscanini assura brillamment la création de la Bohème et il partageait la vision moderne qu’avait Puccini de l’orchestre. Ce dernier lui écrivit par la suite. « Souviens-toi, mon bel Arturetto, que c’est toi qui dois dépuceler Tosca ». Mais en 1898, poussé par Boito, soutenu par Verdi, Toscanini est nommé directeur musical de la Scala et doit donc décliner l’invitation un peu leste qui lui avait été lancée. Il était de bonne guerre de faire appel à Leopoldo Mugnone, proche de Sonzogno, qui admire sa direction et édite ses compositions.
Le Napolitain avait dirigé dix plus tôt la première triomphale de Cavalleria Rusticana, précisément au Costanzi. Il était apprécié de Verdi, qui admirait son interprétation de Falstaff et Otello. Pour la création de Tosca, ce serait donc « Popoldo » (comme l’appelait amicalement Puccini) et non « Arturetto » dans la fosse.
On raconte qu’en lisant une partition annotée par Toscanini, Mugnone la jeta violemment en s’écriant : « Bah ! Puzza di Parma ! » (Ça pue Parme – la ville de Toscanini).
Tito II Ricordi à la mise en scène
Il n’a sans doute pas été aisé pour Tito – deuxième du nom – de se faire une place dans la dynastie Ricordi, surtout avec un père aussi brillant et impliqué que Giulio. Tito II avait beaucoup d’idées pour faire évoluer la Casa Ricordi à travers les turbulences du changement qui soufflaient sur l’époque. Il avait par exemple compris l’avenir des enregistrements sur cire. Cela amènera de violents conflits entre le père et le fils, d’autant plus que la gestion financière de Tito n’était pas des plus rigoureuses. Mais il n’était pas dénué de sens artistique, jouait du piano et connaissait le monde de l’opéra. Il fut chargé de la mise en scène, une mission sans doute plus simple qu’aujourd’hui, sous la supervision paternelle.
(illustration : Tito II Ricordi © DR)
Si l’essentiel du boulot consistait à régler les entrées et les sorties – à cour ou à jardin – les Ricordi veillaient à soigner chaque détail. Comme Puccini s’était imprégné de l’atmosphère entourant le Château Saint-Ange à l’aube lors d’un petit séjour à Rome, afin d’en restituer au mieux les sonorités, Giulio et Tito II ont voulu savoir comment était organisée la procession à San Andrea della Valle pour un Te Deum, et comment étaient les costumes à l’époque (1849).
Un très moderne sens du marketing
Giulio avait une conception très actuelle pour « vendre » ses « produits », en l’occurrence des opéras, avec les produits dérivés : les droits sur ces œuvres, la location des partitions et les réductions piano/chant. Il avait compris l’importance fondamentale de l’image pour accrocher l’attention du public, sur tous les supports disponibles. Il faisait appel à un artiste pour créer cette image qui était ensuite déclinée, sur les affiches, sur les programmes et sur les différentes partitions.
Il aura certainement apprécié la magnifique affiche qu’Alfons Mucha avait conçue pour la Tosca de Victorien Sardou (et de Sarah Bernhardt), un sublime sommet de l’affiche Art Nouveau.
Pour l’image, Ricordi peut compter sur Adolfo Hohenstein, costumier à la Scala avant d’être engagé par l’éditeur pour la conception artistique des décors, affiches et costumes. Cet Allemand né en 1854 a 20 ans quand il se fixe à Milan. Il s’inscrit dans le Stile Liberty – l’Art nouveau dans sa version italienne – pour l’affiche de Tosca et conçoit la peinture des toiles de décor. Il gère également les costumes. Hohenstein assurera également la mise en scène de Madama Butterfly en février 1904.
La distribution
Déjà pour Manon Lescaut, Puccini rêvait de Hariclea Darclée, née Hariclea Haricli en Roumanie, en 1860. Elle avait créé le rôle de Wally dans l’opéra éponyme de Catalani, en 1892 et deviendra la coqueluche du vérisme. Giulio Ricordi ne put la convaincre de quitter Madrid, mais quand le succès de Manon Lescaut arrive à ses oreilles, elle rompt son contrat et file vers Milan pour reprendre le rôle. Puccini tombe sous son charme et quand il commence à composer Tosca, c’est elle qu’il a en tête.
Dans Scarpia, le jeune baryton Eugenio Giraldoni (1871-1924) trouve un rôle à sa mesure, qui convient bien à sa voix sombre et puissante et qui l’accompagnera durant toute sa carrière.
Reste le plus délicat : à quel ténor confier le rôle de Mario Cavaradossi ? Puccini est sensible au talent du jeune Caruso, qui a impressionné tout le monde lors de la création de Fedora, une autre pièce de Sardou, mise en musique par Giordano. Mais il hésite, et choisit finalement l’expérience de Emilio De Marchi. Quand Caruso chantera Mario quelques mois plus tard à Bologne, Puccini dira regretter son choix.
Le 14 janvier 1900
Dès 13h une foule impressionnante se presse devant les portes du Costanzi, espérant obtenir un billet. La présence de la Reine est annoncée mais des rumeurs d’attentat courent et Mugnone en est informé un quart d’heure avant le début du spectacle. Il avait déjà connu un tel désagrément à Barcelone.
Le soir venu, le rideau se lève et le chef lance les furieux accords, fortissimo, qui annoncent déjà le thème de Scarpia, mais un groupe de personnes sans ticket, pénétrés dans le théâtre par force, crient et chahutent, au point que le spectacle est interrompu alors qu’Angelotti fait son entrée. Le rideau est baissé et il faut attendre que le calme soit revenu avant que la représentation puisse reprendre. A partir de ce moment, le drame peut suivre son cours, sans autre interruption que les applaudissements et les morceaux qui doivent être bissés pour satisfaire l’enthousiasme du public. C’était pratique courante, et si Toscanini sera un des premiers à lutter contre ces intempestives ruptures dans la dramaturgie, Mugnone y consentait sans sourciller. Ce soir-là, il y aura 21 rappels et cinq morceaux seront bissés ! Aux saluts finaux, Puccini est rappelé 6 fois sur la scène du Costanzi, où vingt représentations à guichets fermés vont s’enchaîner. Une fois encore, le maître toscan démontre de la plus éclatante des manières son talent à toucher le cœur du public. Sans surprise, il y aura des critiques pour chicaner sur la « vulgarité » du livret mais Tosca conquiert toutes les scènes d’Italie avant de déferler sur le reste du monde. En 2025, une cinquantaine de théâtres proposeront la pièce.
Pour honorer le souvenir de Tosca, qui d’autre que l’immortelle Callas dans Vissi d’Arte ! Un choix qu’approuvera certainement l’équipe du Cheveu en quatre. L’enregistrement proposé ici a été réalisé en 1958 à Paris (Garnier) et c’est Georges Sebastian qui dirige.
Un immense merci aux Archives de la Maison Ricordi pour leur aide précieuse et l’accès à leur très riche collection de documents précieux.
Sources
Wikipedia
Marcel Marnat - Puccini (Fayard)
Sylvain Fort - Puccini (Actes Sud)
Norberto Croberto Respighi - Puccini
Perplexity