Le triomphe d’Orphée aux Enfers en 1858 a d’emblée donné à Offenbach l’envie de lui écrire une sorte de suite, « un pendant » comme il l’écrit à son librettiste fétiche Ludovic Halévy à la fin de la décennie. Il se lance cependant dans une série de nouvelles réalisations qui mettent pour un temps en sommeil ce projet, comme par exemple la partition ambitieuse de Die Rheinnixen (Les Fées du Rhin), par laquelle il entend montrer qu’il n’est pas l’amuseur facile et licencieux que certains critiques qui le détestent aiment à décrire dans leurs articles. Die Rheinnixen sont d’ailleurs conçues et créées pour l’opéra de Vienne, où le nom du musicien brille depuis longtemps au plus haut. Il le dédicace à l’empereur François-Joseph, qui l’acceptera lors d’une audience accordée à Offenbach en janvier 1864.
Mais pendant ce temps-là, Halévy ne chôme pas. Il a creusé l’idée – et pour tout dire la commande – de son musicien fétiche pour offrir une sorte de suite à Orphée. Une double commande, d’ailleurs, car Offenbach veut donner par la même occasion un nouveau rôle à Hortense Schneider, qu’il avait lancée huit ans plus tôt et qui était devenue une authentique star. Dans sa fameuse lettre à Halévy, Offenbach avait en effet indiqué avec son dirigisme habituel : « Pourquoi n’arrivez-vous pas à une chose quelconque avec Hortense, puisque tu as parlé d’un pendant d’Orphée ? (…) Ne sois pas paresseux et vois cela avec Crémieux de suite ». Mais 4 ans ont passé depuis ces lignes, Crémieux s’est brouillé avec Halévy après une longue et fructueuse collaboration et Hortense Schneider s’apprête, à 30 ans, à quitter la scène en ne renouvelant pas son engagement d’alors au théâtre du Palais-Royal.
Pour remplacer Crémieux, Halévy retrouve un ami d’enfance et forme avec lui un duo qui va devenir légendaire : Henri Meilhac. Ensemble, ils ont déjà écrit plusieurs pièces de théâtre depuis 1861, et un premier livret pour Offenbach, Le Roman comique, qui ne fait pas date.
Au printemps 1864, les deux nouveaux compères ont commencé à travailler sur un sujet intitulé La Prise de Troie. Offenbach, qu’on sait très exigeant avec ses librettistes, est satisfait du premier acte, qu’il met en musique entre juin et août. Et alors commence l’habituelle ronde épistolaire avec Halévy, lettres dans lesquelles Offenbach le presse d’avancer, d’avancer encore, le bombarde de questions : « Où en est le deuxième acte ? … Où en est l’affaire (le ralliement d’Hortense Schneider) ? ». Mais notre angoissé préféré reste confiant : il pressent un succès digne d’Orphée.
Pour cela, il lui faut donc atteindre l’autre objectif : Hortense Schneider. Offenbach est convaincu qu’il tient le rôle de la vie de l’artiste et qu’elle sera l’une des clés de son succès. Alors qu’il se trouve à Vienne pour ses Fées du Rhin, le compositeur donne son plan de bataille pour convaincre la capricieuse et exigeante actrice : « Il faut tâcher d’avoir Schneider. Si c’est une question d’argent, je ne dis pas 150 francs par jour, mais encore il faudra toujours payer et bien payer la femme qu’on engagera exprès pour ce rôle. »
Selon une histoire bien connue mais douteuse, Hortense Schneider se laissera convaincre après que le compositeur et Halévy auront déboulé par surprise chez elle, un beau matin, au milieu de son déménagement, pour lui chanter des extraits de l’œuvre.
La partition initiale prête (Offenbach explique avoir besoin de « trois fois vingt-quatre heures » pour terminer le dernier acte), le compositeur orchestre le tout à grande vitesse et les répétitions commencent au Théâtre des Variétés à la mi-octobre 1864. Comme d’habitude, malgré les soutiens puissants dont Offenbach bénéficie, la censure se mêle du livret et interdit plusieurs passages, ce qui oblige à le modifier considérablement. Ainsi que le rappelle Jean-Claude Yon dans sa grande biographie d’Offenbach, Calchas devait initialement accompagner le couple Pâris-Hélène dans leur barque et être jeté par-dessus bord, pour revenir trempé sur la scène et appeler les Spartiates à la vengeance, chœur martial qui devait clôturer l’œuvre. Les censeurs y ont vu une attaque inacceptable contre le clergé. De même, ils sabrent tout ce qui peut constituer une référence trop perceptible à des personnages contemporains ou à des institutions bien établies, le mariage étant par exemple bien malmené dans toute la pièce, dont la sensualité sous-jacente n’échappera ni à la presse ni à la « bonne société » de l’époque qui s’en offusquera. Mais les relations d’Offenbach, en particulier avec le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III et fan inconditionnel du musicien, empêcheront la censure d’aller plus loin.
Par ailleurs, les répétitions se passent mal. Le théâtre des Variétés n’est pas très dispendieux : il octroie royalement 26 musiciens en guise d’orchestre, un chœur bancal, des décors minimaux. Offenbach, anxieux, multiplie les gestes de colère, enguirlande jusqu’à Hortense Schneider, qui nourrit parallèlement une souveraine détestation pour Léa Silly, engagée par Offenbach pour jouer le rôle d’Oreste. Schneider fait tout pour que Silly ne puisse se permettre aucune liberté qui détournerait l’attention du public d’elle vers l’autre et multiplie les vexations et les incidents, menaçant de planter là tout ce beau monde, caprices et affrontements dont la presse fera longtemps ses choux gras. Parallèlement, comme souvent, Offenbach ajuste la partition, corrige, refait, supprime, remplace, jusqu’à, dit-on, l’entrée du ténor pour l’air de Pâris « Au Mont Ida ». Enfin, le très austère directeur des Variétés, Hippolyte Cogniard, ne croit guère au succès de l’œuvre, ce qui le rend encore plus avare.
C’est donc une équipe au bord de la crise de nerfs qui aborde la création de La Belle Hélène, titre définitif, le 17 décembre 1864. Mais le succès balaie bien vite ces tourments. Succès qui n’est pas du goût de la critique, en particulier conservatrice, devant les audaces du livret. Même le modéré Ménestrel attaque la nouvelle œuvre : « On nous permettra de ne pas nous arrêter beaucoup à La Belle Hélène. De pareilles folies échappent au compte-rendu. Il faut les voir pour s’en faire une idée. Le succès est incontestable, mais ce genre n’a pas toutes nos sympathies, et nous trouvons particulièrement regrettable que des hommes aussi distingués que MM. Meilhac et Halévy, qui ont mieux fait et qui ont mieux à faire, s’amusent à ces sortes de parodies » écrit Gustave Bertrand. D’autres, comme Escudier dans la France musicale, prédisent que « La Belle Hélène grimpera sur les épaules d’Orphée » et certains journaux louent cette musique qui contient « des pages pour les connaisseurs et des refrains pour la foule ».
Pour le roi Offenbach, en tout cas, c’est le début d’une marche triomphale qui collectionnera pour les années suivantes les succès les plus fameux, jusqu’à la catastrophe de 1870. Cette première du 17 décembre 1864 est aussi l’occasion pour d’autres artistes de faire preuve d’inventivité, tels les cuisiniers des grands restaurants voisins du théâtre des Variétés. On attribue ainsi à tort au grand Auguste Escoffier la création d’un dessert glacé fameux, à base de poire pochée, de glace et chocolat fondu. Mais on a oublié que dans le même temps, le même nom de Belle-Hélène est attribué à un tournedos grillé, accompagné de pommes pailles, de cresson et de fonds d’artichaut à la sauce béarnaise ; ou encore à des suprêmes de volaille sur des croquettes d’asperges truffées. Bon appétit en musique ! Et pour illustrer ce merveilleux chef d’oeuvre, le finale de la fantastique production du Châtelet signée Laurent Pelly (il y a bientôt 25 ans !) et avec une distribution irremplaçable.