Pour essayer de retrouver du succès sur la scène lyrique depuis son Faust, Gounod cherche un nouveau sujet. Quête habituelle de l’auteur d’opéras qui prend chez lui un tour indécis. Sera-ce à nouveau Goethe vers lequel il lorgne encore puisqu’il lui avait porté chance ? Il n’y pensait peut-être pas lui-même puisqu’au moment où il créait -sans succès- son dernier opus, La Reine de Saba à l’Opéra de Paris en février 1862, il semble qu’il ait eu quelques contacts avec le jeune poète provençal Frédéric Mistral. Ce dernier venait de publier ce qui restera l’une de ses grandes œuvres, Mirèio (Mireille) en 1859, à 29 ans.
Si l’on sait que ces contacts ont eu lieu à peu près au même moment que la création de La Reine de Saba, c’est que Mistral lui-même a indiqué en janvier 1862 à un ami qu’un « compositeur illustre » voulait mettre sa Mireille en musique. Il y a de bonnes raisons de penser qu’il s’agissait de Gounod, bien qu’on n’en fût pas certain. Ce qui l’est, en tout cas, c’est que le compositeur officialise cette hypothèse dans une lettre à son éditeur Choudens au mois de juin suivant. Il propose en effet de choisir entre deux sujets : Mignon d’après Goethe et Mireille d’après Mistral, soit pour le Théâtre-Lyrique, soit pour l’Opéra-Comique puisque le projet était attaché à l’impresario Léon Carvalho et surtout à la femme de ce dernier, Marie-Caroline Miolan, créatrice de Marguerite dans Faust, de Baucis dans Philémon et Baucis l’année suivante, et à qui le premier rôle du prochain opéra de Gounod est promis. Ce sera donc le Théâtre-Lyrique, où Carvalho atterrit, et ce sera Mireille. Le projet démarre vraiment dès la nomination de Carvalho, en octobre.
Les discussions s’engagent donc avec Mistral sur l’adaptation et sur les droits afférents. C’est Michel Carré, l’un des librettistes fétiches de Gounod, qui se charge de faire le livret, et l’accord est trouvé en février 1863. Dans une lettre passionnante et à bien des égards passionnée, Gounod demande à Mistral de le guider pour la couleur à donner à sa musique pour en faire ressortir le caractère provençal, avec un grand souci d’authenticité. Il lui révèle aussi qu’il a déjà composé la « chanson de Magali » : « J’en ai fait une sorte de petit roman symbolique d’amour, sous le voile duquel Vincent et Mireille se déclarent l’un à l’autre leurs vrais sentiments. C’est donc, sous le pseudonyme d’une chanson à demi-voix, un vrai petit duo d’amour ». Et Gounod de demander à Mistral de lui envoyer des exemples de farandoles et de musiques festives.
Ni une, ni deux, Mistral l’invite sur place et le mois suivant, Gounod se trouve à Saint-Rémy de Provence (Mistral est originaire de Maillane, à quelques kilomètres de là). Le compositeur entend composer toute sa partition sur les lieux mêmes du déroulement de l’action. C’est l’occasion pour lui, avec Carré, de mettre au point les aménagements à apporter à l’œuvre de Mistral, sous le regard assez intraitable de ce dernier, qui ne veut pas, par exemple, qu’on modifie le dénouement tragique de l’histoire de Mireille. La correspondance de Gounod depuis Saint-Rémy est abondante car sa femme est restée à Paris. C’est un récit passionnant qu’il serait trop long de reproduire ici, mais qui offre un regard presque journalier sur la genèse de l’œuvre. De toute évidence, il se régale, il bade comme on dit dans le coin, fait le plein de la lumière dont il cherchera à gorger sa partition, qu’il construit au contact un peu envahissant de Mistral et de son sujet.
Gounod quitte Saint-Rémy – non sans une petite fête organisée par Mistral – fin mai 1863, l’œuvre prête. Il rentre à Paris et y retrouve les habituelles déconvenues. Marie-Caroline Miolan affirme en effet ne pas pouvoir chanter le rôle-titre, en tout cas certains passages cruciaux, provoquant une crise qui ira presque jusqu’au procès : « Mme Carvalho ayant déclaré qu’elle ne pouvait pas chanter une certaine scène du 4e acte de Mireille, scène capitale et sans laquelle l’ouvrage est par conséquent… décapité, nous avons, Carré et moi, écrit à M. Carvalho la plus désolée et la plus polie des lettres en lui rendant sa parole et en le priant de nous rendre notre œuvre. Il s’y est refusé en nous envoyant… devinez quoi ? du papier timbré (je ne sais lequel est le plus timbré, de lui ou de son papier !), voilà pour le procédé en lui-même. Quant à ce que l’huissier rédacteur de l’exploit me débite d’inqualifiable sur ma musique, vous n’en avez aucune idée ! Il y en a six pages. »
Hélas, Gounod n’a pas le choix. Malgré les encouragements enthousiastes de ses jeunes collègues Bizet et Saint-Saëns pour la partition originale, il doit la sacrifier pour l’accommoder aux capacités de Mme Carvalho et même du ténor Morini, choisi pour chanter Vincent. Gounod coupe, refait, aménage.
La première a donc lieu le 19 mars 1864 au Théâtre-Lyrique (remplacé depuis par l’actuel théâtre de la Ville) devant le Tout-Paris et sous la direction d’Adolphe Deloffre, créateur de Faust quatre ans auparavant. Malgré un premier acte très bien accueilli, le reste de l’œuvre laisse le public froid et la fin tragique de l’héroïne le heurte (comme si c’était rare à l’opéra !). La critique fait la moue, parfois avec une méchanceté gratuite, telle celle de Paul Scudo, qui avait déjà descendu La Reine de Saba, et qui écrit, dans la Revue des deux mondes, un an plus tard : « Il n’y a pas de soleil dans cette musique, il n’y a pas de verdure, et on dirait que le compositeur n’a jamais été dans le pays dont il a voulu retracer les mœurs et la nature ».
On pointe volontiers un livret imparfait, que l’omniprésence de Mistral aurait privé de sa respiration. Et pourtant, il est indéniable que Gounod, malgré les outrances de certains critiques, par ses couleurs, ses idées musicales, sa sincérité, donnera bien des idées à d’autres compositeurs qui viendront après lui peindre musicalement la Provence de Mireille, Bizet au premier chef. Et pour l’illustrer, voici la belle « chanson de Magali » suivie de la farandole « joyeuse et folle », avec l’une des grandes interprètes du rôle, Andrée Esposito ici à 25 ans, aux côtés d’Alain Vanzo sous la direction de Jules Gressier en 1959.