En cet été 1903, Leoš Janáček traine sa mélancolie dans la station thermale de Luhačovice, dans l’actuelle République tchèque. Quelques mois auparavant, il a perdu sa fille chérie Olga, à seulement 20 ans, au moment où il terminait son opéra Jenůfa. Dévasté par ce deuil, le compositeur espère sans doute trouver quelque réconfort dans cette petite ville bucolique qui compte alors à peine plus de 2000 habitants, mais qui grandit considérablement l’été avec ses thermes à la mode et modernes, lancés par un physicien tchèque ambitieux, František Veselý, l’année précédente.
C’est là que Janáček rencontre une jeune femme, Kamila Urválková, héritière d’une famille très bourgeoise, laquelle l’avait contrainte à renoncer à son amour pour un jeune mais trop pauvre musicien et compositeur, Ludvik Čelansky. Ce dernier, dépité, n’a eu de cesse d’accuser Kamila d’être une personne fausse et menteuse, au point d’écrire un opéra sur cette histoire, Kamila (il n’a même pas cherché à masquer son nom) et d’y dépeindre la jeune femme comme il le ressentait. L’opéra avait été créé en 1897 et la jeune femme en avait gardé une blessure profonde.
Charmé par cette histoire autant que par Kamila, Janáček se laisse convaincre par la belle d’écrire une sorte de contre-opéra pour laver sa réputation. C’est là le thème de ce qui deviendra Osud (Le destin), au livret duquel il s’attelle lui-même sans tarder avec la librettiste Fedora Bartošová.
L’argument est simple et… mince : Míla, l’héroïne, aime le compositeur Živný, mais la mère de la jeune femme ne l’entend pas de cette oreille et met fin à cette relation pour obtenir un meilleur parti pour sa fille. Malheureusement, Míla est déjà enceinte et devient mère célibataire, ce qui rend tout mariage impossible avec quiconque. Elle retrouve par hasard Živný dans une ville thermale (tiens, tiens) et les voilà qui retombent amoureux. Mais la vilaine maman veille toujours et leur prédit le pire…
Quatre années passent et les deux amants se sont mariés et vivent pauvrement avec leur fils Doubek. La mère de Míla est avec eux mais a perdu la raison. Ensemble, ils relisent l’opéra que Živný avait commencé à écrire après leur séparation et où le jeune compositeur avait transcrit toute son amertume contre Míla. La mère, entendant ces extraits, s’agite furieusement et tente de se jeter par la fenêtre… Míla essaie de la retenir pour la sauver, mais sa mère l’entraine avec elle dans sa chute. Les deux meurent sur le coup.
Onze autres années passent. Živný a enfin réussi à monter son opéra, bien qu’il n’ait pas pu l’achever. Il le fait répéter à un chœur d’étudiants dans lequel chante Doubek, qui fricote avec Verva, qui a compris d’où venait cette histoire. Mais entendre à nouveau l’opéra et tout à la fois son amour et son amertume vis-à-vis de Míla, tourmente terriblement Živný. Dévoré par les regrets, il demande un verre d’eau à Doubek, croit apercevoir le spectre de sa femme et s’effondre, affirmant que la fin de l’opéra doit rester dans les mains de Dieu, avant de disparaître.
Encore inexpérimentée dans la confection de livrets, la professeure et poétesse Fedora Bartošová semble aussi avoir souffert d’une collaboration difficile avec Janáček, qui ne lui envoyait que des bribes de ce qu’il voulait, sans jamais mettre en perspective cette histoire, comme s’il avait peur qu’on découvre quelque chose.
Le compositeur mettra plus d’une année à composer la partition d’Osud, achevée en 1905 et il la révisera plusieurs fois dans la décennie suivante. Il pense alors pouvoir la créer à l’occasion de l’ouverture du nouvel opéra de Vinohrady. Mais la direction de ce dernier, après avoir repoussé plusieurs fois la première, finit par rejeter le projet sine die en 1914. Peut-être faut il en chercher la raison dans le fait que cet opéra a alors un chef nommé… Ludvik Čelansky… ! La faiblesse du livret semble être davantage en cause que la qualité de la musique, mais Janáček ne pourra pas modifier le premier et ne s’y attellera pas lui-même. Après avoir essayé sans succès de le proposer à l’opéra de Brno, le compositeur abandonne le projet. Plus tard, c’est encore une autre Kamila qui changera sa vie et inspirera notamment, outre son ultime et superbe quatuor Lettres intimes, le personnage dur et froid d’Emilia Marty dans l’Affaire Makropoulos. Bien que d’une nature différente, l’histoire de Čelansky allait en quelque sorte se répéter bien malgré Janáček.
Il faut attendre 1934, dix ans après la mort de Janáček, pour que la radio de Brno ne fasse entendre Osud pour la première fois, avant une création scénique en 1958. Bob Wilson le mettra en scène pour Prague en 2002. Plus récemment, c’est Robert Carsen qui s’y est attelé pour Brno. Voici la fin de cette production.