On pense que c’est chez lui, à Brno, que Leoš Janáček a assisté en 1892 à une reprise de la pièce de la grande dramaturge tchèque Gabriella Preissová, Její pastorkyňa, qu’on peut traduire par Sa belle-fille. Le compositeur, alors âgé de 36 ans, s’intéresse beaucoup à l’oeuvre de l’écrivaine dont il a également adapté une nouvelle quelques mois auparavant, Début d’une romance, opéra qui sera créé en 1894. Près d’un après avoir vu la pièce de Preissová, immense succès public qui avait été très mal accueillie par la critique pragoise pour son « réalisme sordide », Janáček lui demande l’autorisation de l’adapter pour l’opéra et se met à l’ouvrage sans qu’il soit très clair qu’il ait vraiment obtenu l’aval de l’autrice. C’est lui qui signe le livret, comme pour son premier opéra, Šárka, qui était alors encore inédit.
Ce travail va lui prendre près de 10 ans, durant lesquels son approche dramaturgie et son style musical vont évoluer. « L’essentiel, dans une oeuvre dramatique, est de créer une mélodie du parler, derrière laquelle apparait, comme par miracle, un être humain placé dans une phase concrète de sa vie » dira-t-il. C’est bien ainsi qu’il aborde la construction de son nouvel opéra, séduit également par la plongée qu’il permet dans la campagne morave et, par la même occasion, dans ses musiques et chants folkloriques, dont il va s’inspirer en partie. Le premier acte est terminé en 1897, et les deux autres entre 1902 et 1903, année tragique durant laquelle il perd sa fille, Olga, victime du typhus à 21 ans et à qui il dédiera sa partition.
On connait l’histoire terrible de ce qui va devenir Jenůfa, du nom de la jeune héroïne et que l’on peut résumer ainsi : dans une famille morave, la grand-mère Buryja vit dans un moulin avec ses deux petits-enfants qui ont perdu leurs parents : Jenůfa et son cousin Števa, mais aussi Laca, demi-frère de Števa et Kostelnička, belle-mère de Jenůfa, qui régente tout ce petit monde avec autoritarisme. Laca aime Jenůfa mais ce sentiment n’est pas partagé. D’autant qu’elle a cédé aux avances de son cousin Števa, dont elle est enceinte et dont elle redoute qu’il l’abandonne. Laca, désespéré, défigure Jenůfa d’un coup de couteau. L’enfant va bientôt naître et Kostelnička, pour que la honte ne recouvre pas le clan, cache Jenůfa et envisage de tuer le bébé. Elle essaie néanmoins de convaincre l’ivrogne et inconstant Števa d’épouser Jenůfa pour tout « arranger », mais il refuse car il va se marier avec une autre. Kostelnička apprend la vérité sur l’enfant à Laca avant d’aller le noyer. Hantée par son crime, elle convainc une Jenůfa détruite d’épouser Laca. Lors du mariage, un paysan accourt pour dire qu’on a retrouvé le corps d’un bébé. Jenůfa le reconnaît et accuse Števa, chassé par sa fiancée. Mais alors qu’on va s’emparer de Jenůfa pour la juger, Kostelnička, n’y tenant plus, avoue son crime et est pardonnée par sa belle fille, qui se tourne alors vers Laca en lui promettant de l’aimer.
Pour la création de ce drame âpre et oppressant, premier grand chef d’oeuvre lyrique de son auteur, Janáček se tourne vers le théâtre national de Prague. Mais son directeur, Karel Kovařovic, qui n’apprécie guère son aîné et confrère puisqu’il est lui-même compositeur, refuse de monter cet ouvrage et temporise. Janáček se tourne alors vers le plus modeste théâtre de Brno. C’est là que Jenůfa est créée, voici tout juste 120 ans, sous la direction de CM Hrazdira, avec Marie Kabeláčová dans le rôle-tire. Comme pour la pièce de Preissová, le succès public est immédiat mais la critique sévère. Janáček tente à nouveau sa chance à Prague sans plus de réussite. Il se tourne alors vers Gustav Mahler, puissant directeur de l’Opéra de Vienne, qui lui demande la partition en allemand, laquelle n’existe pas. Jenůfa devra patienter pendant 12 ans avant d’être enfin montée à Prague, moyennant une importante réorchestration et des aménagements que Janáček n’était pas en position de refuser. Le triomphe le propulse au premier rang de la scène lyrique tchèque et l’oeuvre sera reprise des dizaines de fois à Prague durant la décennie qui suivra. Viendront ensuite Vienne, Cologne, New York dans une version en allemand. La France attendra 1962 (à Strasbourg) et ce n’est qu’en 1981 que l’Opéra de Paris l’inscrira à son répertoire, sous la direction d’un infatigable et insurpassé interprète de l’oeuvre de Janáček, Charles Mackerras, qui rétablira la version originale non charcutée par Kovařovic.
Voici le dernier acte de ce chef d’oeuvre, dans une production du festival de Glyndebourne en 1989, mise en scène par Nikolaus Lehnoff et dirigé par Andrew Davis, avec une distribution remarquable.