22 mai 1873, l’Italie apprend avec une immense émotion la disparition de celui que les partisans du Risorgimento considéraient comme leur grand héros littéraire, Alessandro Manzoni. Président de la très symbolique commission d’unification de la langue italienne depuis 1870, le grand écrivain de 88 ans s’était gravement blessé à la tête en tombant à la sortie d’une cérémonie religieuse au début de l’année et était entré alors dans une agonie lente et terrible.
Parmi les admirateurs les plus fervents de l’auteur des Promessi sposi (Les fiancés), Giuseppe Verdi n’est pas le moins affecté lorsqu’il apprend la nouvelle : « C’en est fini, maintenant ! Avec lui disparaît notre gloire la plus pure, la plus sainte, la plus haute », écrit-il à son amie la comtesse Clara Maffei. On prépare pour Manzoni des funérailles solennelles à Milan, mais le compositeur, lui-même devenu l’un des symboles artistiques mais aussi politiques de cette Italie nouvelle, n’a pas la force d’aller assister à une cérémonie qui lui serre le cœur : « Je suis profondément bouleversé par la mort de notre grand homme, écrit-il à son éditeur Ricordi. Mais je ne viendrai pas à Milan demain car je n’ai pas le cœur à assister à ses funérailles ». Quelques jours plus tard, néanmoins, il se rendra presque seul au grand Cimetière monumental de la ville pour se recueillir sur la tombe de son idole.
Se recueillir ? Verdi a pour l’Église toute une besace de ressentiments. Agnostique et même athée – si l’on en croit certaines lettres de son épouse Giuseppina Strepponi – il se méfie beaucoup des religieux. Depuis son enfance où, enfant de chœur à Busseto, il avait maudit en patois local le curé de sa paroisse qui l’avait rudoyé, jusqu’à la noirceur d’un Grand inquisiteur et l’intransigeance de Ramfis et des prêtres de Ptah dans ses derniers opéras créés à l’orée des années 1870, Verdi ne porte pas toujours la religion et surtout les prêtres dans son cœur.
Pourtant, comme pour la disparition d’une autre gloire de la péninsule, Rossini, quelques années auparavant, Verdi a l’intuition qu’il faut faire quelque chose en musique.
Une messe en hommage au cygne de Pesaro avait été envisagée quelques mois après la mort de ce dernier, et chaque partie devaient alors en être confiée à un compositeur italien. Verdi s’était réservé le Libera me.
Mais cette messe à Rossini, qui devait être donnée un an jour pour jour après la mort du maître, n’avait pas abouti, pour des raisons à la fois financières et politiques, à la grande déception de Verdi.
Immédiatement après la mort de Manzoni, Verdi suggère assez vite à son éditeur Ricordi une messe à sa mémoire sur le même modèle : conçue pour être créée au premier anniversaire de la disparition du poète. Mais cette fois, pas question de rééditer le désastre de l’hommage à Rossini. C’est lui et lui seul qui va se charger de la future partition et il veut s’assurer qu’il n’y aura pas de querelles de clochers. Approché pour accueillir une œuvre aussi ample et nouvelle – bien que Verdi aie déjà écrit une messe solennelle dans sa jeunesse – le maire de Milan, le comte Belinzaghi, s’enthousiasme à l’idée que « le plus grand musicien italien vivant rende hommage au plus grand écrivain de la nouvelle Italie ».
Verdi se met donc au travail, réutilise et modifie le Libera me de la messe pour Rossini pour la dernière partie de ce qui va devenir sa Messa da Requiem. Il reprend également pour le Lacrymosa le matériau de Qui me rendra ce mort, air de Philippe II déplorant la mort de Posa qu’il vient pourtant d’ordonner à l’instigation du Grand Inquisiteur, figure parmi les plus noires de toute l’oeuvre de Verdi.
Une grande partie de la partition du Requiem est écrite à Paris, au Grand Hôtel de Bade, boulevard des Italiens, où Verdi descend à l’été 1873.
Comme à son habitude, il exige les meilleurs. Pour les solistes féminines, il veut les deux interprètes de la reprise d’Aida à Milan : Teresa Stolz, et Maria Waldmann. Mais elles sont devenues des stars en quelques années, coûtent donc très cher et les Milanais renâclent. Ils s’inquiètent du coût global de cet hommage et leur enthousiasme initial chancelle quelque peu. Les anticléricaux ne veulent pas d’une œuvre religieuse, les cléricaux ne veulent pas de musique dans un lieu sacré avec des voix féminines… Or, la création du Requiem est prévue à San Marco, église située au nord du centre-ville de Milan et Verdi n’entend pas changer de lieu : « Je ne suis plus un batteur d’estrade qui crie au public « entrez, entrez, mesdames et messieurs ! » en tapant sur une grosse caisse ! » s’écrie-t-il dans une lettre à Camille du Locle, le librettiste de Don Carlos. Verdi a acquis un tel statut qu’on ne peut plus rien lui refuser. Il obtient tout ce qu’il souhaite.
Début mai 1874, les répétitions commencent sous sa direction. Se sont joints à Teresa Stolz et Maria Wadmann le ténor Giuseppe Capponi et la basse Ormondo Maini, autres stars du moment. Chœur et orchestre rassemblent près de 250 artistes.
Le 22 mai, devant de nombreuses personnalités, c’est Verdi lui-même, exceptionnellement, qui dirige la création de son Requiem, qui fait d’emblée très forte impression. Trois jours plus tard, il fait de même à la Scala avant que l’œuvre, son auteur et ses interprètes, fassent le tour de l’Europe les mois et années suivants : Paris, d’abord, à l’Opéra-Comique à sept reprises, exécutions à l’issue desquelles il sera fait Commandeur de la Légion d’Honneur ; Londres (avec 1200 choristes), Cologne, Vienne … Partout l’accueil du public est chaleureux. Les critiques sont plus mitigés et le plus sévère d’entre eux est aussi celui dont la mauvaise foi suscitera les foudres de Brahms lui-même, qui lui reprochera de se ridiculiser devant « une œuvre de génie ». Le chef Hans von Bülow, tout à sa haine pour Verdi depuis qu’on lui avait refusé la direction de la Scala et qu’il était persuadé que Verdi s’était lui-même opposé à cette nomination. « Avec cette œuvre, le pervertisseur tout-puissant du goût artistique italien espère de se débarrasser des ultimes restes de l’immortalité de Rossini qui le dérangent encore. Son dernier mélodrame en habits ecclésiastiques sera offert trois soirs à l’admiration du monde après le pseudo-hommage à la mémoire du poète : après cela, on entreprendra, avec des solistes dressés, un voyage à Paris, la Rome esthétique des citoyens. Un regard furtif sur cette nouvelle émanation du Trouvère et de la Traviata nous a ôté toute volonté d’assister à ce festival ». Le chef d’orchestre fait même savoir publiquement le 23 mai que « Hans von Bülow n’assistait pas hier à la représentation donnée en l’église San Marco. Hans von Bülow ne doit pas être compté au nombre des étrangers accourus à Milan pour écouter la musique sacrée de Verdi ».
Il regrettera plus tard plus ou moins sincèrement ce jugement.
À Paris, Arthur Pougin, dans Le Ménestrel du 14 juin 1874, se montrera autrement enthousiaste : « (…) La messe de Verdi est une conception grandiose, lumineuse, digne de l’artiste qui l’a écrite, qui montre le talent de cet artiste sous un nouveau jour, et qui nous le fait voir supérieur, peut-être, à ce qu’il a jamais été. L’ensemble de l’œuvre est émouvant, plein de grandeur et d’unité, imposant et magnifique (…) »
Le Requiem lui, acquiert vite le statut d’œuvre majeure du répertoire sacré. Sacré ? Est-il bien question de cela dans cette messe qui, certes, s’appuie sur le texte liturgique et qui rend hommage au catholique fervent qu’était Manzoni ? S’il y a une foi qui s’attache à cette partition, c’est celle de l’Homme périssable, celle de l’inéluctabilité de sa fin, celle de sa révolte, et de son effroi, celle de l’échec inévitable de ce combat qui constitue dans le même temps la libération ultime et la paix perpétuelle, qu’un Dieu consolateur soit là ou pas.
Cette libération ultime, cette imploration tremblante qui se termine dans un souffle, la voici par Elizabeth Schwarzkopf aux côtés du choeur et de l’orchestre Philharmonia dirigés par Carlo Maria Giulini dans un enregistrement qui est resté au firmament d’une discographie pléthorique. Et comme le conclut le texte, avant la reprise : « Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière perpétuelle brille sur eux », athées ou non !