La longue marche de l’opéra dont on fête les 70 ans de la création commence fin 1919. Prokofiev se trouve alors aux Etats-Unis, où il a trouvé refuge après son départ en exil dû à la révolution bolchevique. Quand d’autres étaient passés par l’Europe, lui avait pris le chemin de la Sibérie, puis était passé au Japon, avant de rejoindre San Francisco.
C’est sans doute sur la côte ouest, où il a du mal à reprendre son activité musicale, qu’il découvre le roman de Valery Brioussov, L’Ange de feu, publié en 1907 dans la revue Viesy (La balance). Personnage fascinant et inquiétant, Brioussov – dont l’année 2024 est celle du centenaire de sa disparition – était un écrivain sataniste assumé, féru de magie noire. Son roman relate ainsi l’histoire du chevalier Ruprecht et de Renata, femme possédée par le démon, aux multiples hallucinations, dans l’Allemagne fragmentée de la Renaissance.
Intéressé par le roman, Prokofiev en subodore l’impact lyrique et en tire un livret assez incomplet au regard de la densité du roman, et il transforme même une partie de l’histoire, notamment dans son dénouement : dans l’opéra, Renata meurt sur le bûcher alors qu’elle expire dans un monastère avec auprès d’elle Ruprecht dans le roman. Agnostique, Prokofiev semble surtout avoir été attiré par le caractère barbare que se partagent à égalité les personnages possédés et l’Inquisition.
Mais voilà, la sauce Prokofiev ne prend pas aux Etats-Unis, qui ne sont pas prêts pour une musique que les Américains, assez conservateurs, jugent « mécaniste » et le compositeur commence à tirer pour ainsi dire le diable par la queue. Il essaie pourtant de présenter ses travaux au Metropolitan Opera de New York, devant un jury composé de chefs d’orchestre qui jugent sévèrement la partition, comme Prokofiev le relate dans son journal intime : « Autant que je puisse en dire, l’effet créé n’était pas du tout favorable. Gatti a jugé la musique très difficile, ne laissant pas assez de place à la voix. Si l’opéra n’avait duré qu’un acte ils auraient peut-être pris le risque, mais cinq actes…». Cela aurait pu intéresser l’Opéra de Chicago, où Prokofiev aurait pu confier le rôle très lourd de Renata à Mary Garden, mais celle-ci quitte l’institution, ne laissant pas d’espoir au compositeur.
Prokofiev repart donc pour l’Europe et s’établît en mars 1922 dans les Alpes bavaroises, à Ettal, un lieu qui l’inspire d’autant plus que le fameux sabbat aurait pu s’y dérouler. C’est là qu’il écrit l’essentiel de la partition, ce qui lui prendra plus de sept ans, durant lesquels il écrit bien d’autres oeuvres. Il ne s’y remet vraiment que lorsqu’il obtient l’assurance que Bruno Walter a l’intention de diriger la première de l’opéra à Berlin. Mais il n’en sera rien. Au printemps 1924, c’est le patron du Théâtre des Champs-Elysées que Prokofiev rencontre. Jacques Hébertot l’assure qu’il a l’intention de monter une saison lyrique et qu’il y inscrirait volontiers l’opéra du compositeur. Tout est presque bouclé, mais un invraisemblable imbroglio financiaro-conjugal fait tout capoter, si on ose dire. Prokofiev peaufine l’orchestration et termine la partition en 1927. Il la confie à Serge Koussevitsky, patron des Editions russes de musique, qui se contente de diriger le deuxième acte de l’opéra en 1928 à Paris, déjà. Un nouveau projet avec le Metropolitan Opera de New York conduit Prokofiev à réviser la structure de sa partition, mais cela restera lettre morte, et l’Ange de feu reste dans les cartons de la maison d’éditions de Koussevitsky pendant plus de vingt ans. Prokofiev pensera utiliser le matériau musical pour une suite d’orchestre ou une symphonie.
Il faudra pourtant attendre la mort de ce dernier pour que le Théâtre des Champs-Elysées, trente ans après sa rencontre avec Jacques Hébertot, monte enfin L’Ange de feu, en français, sous la direction de Charles Bruck, qui l’enregistrera peu après et dont voici le dernier acte.