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25 octobre 1823 : 200 ans d’« Ennuyante »

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25 octobre 2023
Weber trahi par un livret des plus faibles.

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Voici quelques jours, nous parlions des déconvenues de Schubert dans son projet d’opéra Fierrabras, commandé par l’impresario Domenico Barbaja pour le Kärntnerntortheater de Vienne dont ce dernier était le directeur, puis finalement retiré. Certains y avaient vu une sorte de vengeance manigancée par Carl Maria von Weber, qui aurait été vexé de l’accueil très froid réservé par Schubert au nouvel opéra de son aîné, Euryanthe, malgré l’estime réciproque des deux hommes. Car Barbaja, qui aurait bien aimé renouveler le triomphe remporté par le Freischütz dans sa reprise viennoise, avait en effet aussi demandé à Weber de lui fournir un nouvel opéra de la même eau, à peu près en même temps que sa commande à Schubert. Le pari était osé car Vienne, à ce moment-là, ne jurait que par l’opéra italien et l’étoile de Rossini brillait plus haut que toutes les autres.

Carl-Maria von Weber

Pour le livret, Weber avait donc eu recours aux services d’une amie rencontrée quelques années auparavant, très en vue dans les milieux littéraire allemands, Hermina von Chézy, poétesse et journaliste, qui n’avait guère d’expérience en matière de livrets d’opéras. Pour le fond, on choisit un roman de la Renaissance, L’histoire de Gérard de Nevers et de la belle et vertueuse Euryanthe de Savoie, sa mie, qui s’inspire de diverses sources moyenâgeuses. Histoire des plus complexes que le duo Chézy-Weber va rendre, avec l’aide de la censure impériale, tout à fait tortueux, en s’y mettant de bon cœur pendant deux ans, pas moins. Du coup, face à un livret unanimement considéré comme calamiteux, en guise de triomphe, Weber va devoir se contenter d’un accueil poli lors de la première voici 200 ans tout juste. Déçu, il va remanier sa partition, qui ne rencontrera pas davantage de succès à Paris ou à Londres. C’est d’ailleurs à l’occasion de sa création parisienne, au Théâtre-Italien en 1831, que le surnom d’« Ennuyante » sera décerné à l’oeuvre, qu’on n’entendra plus guère au tournant du XXe siècle… Malgré une musique digne des plus grands chefs-d’œuvre de son auteur, à commencer par son ouverture !

Helmina von Chézy

Grand admirateur de Weber, Hector Berlioz assistera à une reprise d’Euryanthe pour le Théâtre-Italien en 1857. Il en tirera un long article pour le Journal des Débats, dans lequel se trouve résumés les écueils précités. En voici quelques extraits, la plume de Berlioz valant en soi le détour, commençant par railler le titre d’Opéra fantastique dont la version française avait affublé l’opéra. Et au passage, il vous raconte le livret !

« (…) Le premier grand succès populaire de Weber en France fut le Freyschütz, opéra romantique (tel est son titre) ; aussitôt Weber fut atteint et convaincu d’être venu au monde pour faire de la musique fantastique, et rien que de la musique fantastique ; romantique, fantastique, c’est tout un. (…)

Le concert Stuck [Konzertstück] de Weber ayant été adopté par la plupart des pianistes pour les concerts d’apparat, on ne manqua pas de trouver entre le style de cet élégant morceau et le style du Freyschütz certaines affinités plus ou moins réelles ; aussitôt le titre de morceau fantastique de circuler. Concerto fantastique du fantastique Weber ! Tarte à la crème ! fantastique ! Vint la sonate de piano et clarinette. Sonate fantastique ! clarinette fantastique ! Quand ensuite on entrevit Obéron, ce fut bien pis. On eût exécuté dans l’église métropolitaine une messe de Weber, que la messe eût été fantastique, et que je ne sais trop si, au travers du prisme de cette grotesque imagination, les exécutants n’eussent pas été pris pour de vrais diables cornus.

Un opéra de Weber ne peut donc en aucune façon échapper au titre de fantastique ; bien plus, un directeur croirait le succès de cet opéra compromis si l’appellation de fantastique ne lui était donnée. (…)

    Il s’agit, dans le livret allemand, d’un chevalier fort épris d’une jeune belle de la cour. Le chevalier revient de la guerre ; il a rendu au roi son maître d’éminents services ; il a transpercé des bataillons, renversé des murailles, conquis deux ou trois royaumes qui ne se trouvent point sur la carte ; et s’il ne dépose point aux pieds de S. M. la tête du fameux géant Polyphème, c’est uniquement pour ne pas pousser trop loin l’imitation des illustres chevaliers errants. Le roi, enthousiasmé de tant d’exploits et qui a bien vite pénétré la cause de la tristesse du chevalier, se hâte d’offrir à ce loyal serviteur la main de la belle Euryanthe, qu’il adore. Or il se trouve précisément qu’Euryanthe aime le chevalier ; elle le dit même en des termes d’une naïveté à nulle autre pareille. Tout va bien ; mais voici venir le comte Reynold, c’est-à-dire Lysiart : lui aussi il aime Euryanthe, et, furieux de n’être point aimé, il a l’astuce diabolique de vouloir se venger en la calomniant. Justement il entend Odoar-Adolar parler avec une noble confiance des vertus de sa fiancée ; aussitôt notre démon de rire, et de se moquer de la crédulité de son rival. Il se fait fort de séduire Euryanthe avant peu, et de fournir la preuve du bonheur qu’il aura eu de la déshonorer. Il trouve même un complice pour l’aider dans l’accomplissement de ce coupable projet. C’est Eglantine, jeune femme au cœur ardent et à l’esprit pervers. Cette Eglantine, devenue Zara la bohémienne dans le livret français, aime férocement Odoar-Adolar ; il faut donc empêcher celui-ci d’épouser Euryanthe. Divers moyens extra-naïfs sont employés pour y parvenir. Il est question de l’anneau d’une certaine morte nommée Emma. Cet anneau doit prouver la culpabilité d’Euryanthe. De quelle façon, c’est ce qu’il m’a été impossible de deviner. Quand Lysiart, en présence de la cour, ose se vanter d’avoir obtenu les faveurs d’Euryanthe, il donne, grâce à cet anneau, de telles preuves de ce qu’il avance, qu’Adolar ne doute plus de son malheur, et que son indignation dépasse toutes les bornes. Au troisième acte, Adolar et Euryanthe se trouvent ensemble, sans qu’on sache encore ni pourquoi ni comment, dans un désert sauvage éclairé par la lune. Le chevalier porte une armure noire, il s’avance l’épée à la main. Euryanthe lui parle longtemps sans obtenir un mot de réponse. Enfin Adolar lui déclare qu’il va la tuer. « Avez-vous prié Dieu ce soir, Desdémone ? » « Toi m’accuser ! Tourment nouveau ! j’ai donc perdu ta confiance… » s’écrie la naïve Euryanthe. « Allons, prépare-toi ! » réplique le brutal Adolar. Et il va lui couper le cou de la plus vilaine façon, quand voici venir un boa constrictor, un grand diable de serpent tel qu’on n’en voit que rarement aux îles Philippines ou à Timor. Aussitôt Euryanthe de se jeter au-devant du monstre en criant à son ingrat époux : « Va-t-en, moi seule dois périr ! » On n’est pas bon autant que cette excellente créature. Adolar ne tient pas compte de l’injonction, il combat le boa constrictor, le coupe en morceaux sous les yeux d’Euryanthe qui regarde cette terrible scène du haut d’un rocher. (…) Et le misérable [la] plante là en effet, en lui disant : Dieu vous bénisse ! une femme dévouée, une femme incomparable qui, en voyant s’avancer un gros serpent, a tout de suite dit à son amant : Sauve-toi ! laisse-le me manger !

La fameuse scène du gros serpent

Euryanthe, demeurée seule dans la forêt, est bientôt après rencontrée par des chasseurs qui la reconnaissent, lui disent des injures et la traitent de femme de peu. Mais Euryanthe leur donne sa parole d’honneur qu’elle est innocente, et ces braves chasseurs de la prendre au mot et de l’emmener, en lui reprochant seulement de n’avoir pas parlé plus tôt. Pendant que ces graves événements se passent dans la forêt, la mort d’Euryanthe est annoncée à la cour du roi. Eglantine alors de pousser des cris de joie triomphante et d’avouer qu’elle a causé toutes ces catastrophes ; qu’Euryanthe fut plus pure que le jour, et qu’elle a fourni à Lysiart les moyens de calomnie dont il a su faire un si cruel usage. Lysiart, à ces mots, poignarde Eglantine. Le roi veut faire punir de mort Lysiart, mais Adolar, que le remords déchire, supplie le roi de laisser libre Lysiart, pour que celui-ci vienne percer le sein de l’ingrat Adolar. Puis les chasseurs ramènent Euryanthe qui embrasse son époux et lui chante : « Viens sur mon sein, viens sur mon cœur ! »

Jamais de ma vie je n’ai rien lu de pareil. On peut s’assurer de l’existence de cette pièce prodigieuse dans la partition de piano d’Euryanthe, publiée avec texte français et allemand par M. Brandus.

M. de Saint-Georges a fait des efforts terribles pour humaniser cette étonnante conception et la rendre représentable à Paris. Sa bohémienne Zara amène Reynold auprès du lit d’Euryanthe endormie ; le traître soulève un coin de la couverture et aperçoit sur le sein de la dormeuse un signe dont un amant heureux peut seul connaître l’existence. C’est ainsi que dans Cymbeline Jachimo abuse Leonatus.

Plus tard elle le conduit dans une forêt enchantée où des êtres fantastiques lui donnent une épée au moyen de laquelle Reynold sera assuré de sortir vainqueur du combat où Odoar l’appelle. Cette épée, comme les balles de Gaspard dans le Freyschütz, atteint toujours son but. Ainsi est justifié pour Euryanthe le titre d’opéra fantastique. Mais au moment où les chevaliers vont en appeler au jugement de Dieu, voici venir le roi qui, invoquant une ancienne coutume de chevalerie, ordonne qu’avant de combattre les deux champions changent d’épée. Odoar présente sans hésiter la sienne à son rival, qui, sûr d’être la victime de cet échange, balbutie, pâlit et finit par tout avouer.

Cet aveu termine la pièce ; Euryanthe est rendue à son époux, ils chantent : « Viens sur mon sein, viens sur mon cœur », et Zara et Reynold vont se faire pendre ailleurs. (…) Quelle tâche que celle d’arranger en la dérangeant une pièce aussi inarrangeable, aussi naïvement extraordinaire et aussi extraordinairement naïve. L’Académie décerne le prix Montyon à des gens qui certes ne l’ont pas aussi bien mérité que M. de Saint-Georges ; et j’aimerais mieux, je l’avoue, passer une longue vie dans le vice, que de mourir après avoir obtenu par un tel labeur le prix de vertu.

Euryanthe néanmoins a obtenu un beau succès, grâce aux mérites de la musique et à une mise en scène soignée. Plusieurs morceaux ont été redemandés, ce sont : l’ouverture, le fameux chœur des chasseurs et la charmante chanson des paysans : « Au mois de mai. »

L’ouverture est la digne sœur des ouvertures d’Obéron et du Freyschütz. Elle brille surtout par l’énergie du rhythme et par la vivacité de l’accent passionné. Aussi exige-t-elle de la part des exécutants une précision extrême et une régularité de mouvement dans l’allegro qui n’admet pas la moindre indécision. Cela tranche, brûle et luit ; c’est un morceau électrique. Le chœur d’introduction en sol majeur est plein de noblesse et d’élan chevaleresque. (…)    On retrouve dans la cavatine d’entrée d’Euryanthe toute la suavité et toute la grâce virginale des prières d’Agathe dans le Freyschütz.

Les morceaux d’Eglantine, au contraire, se distinguent par un emportement qui contraste de la façon la plus dramatique avec la douceur du caractère d’Euryanthe. La même différence se remarque entre les rôles d’Adolar et de Lysiart. Dans ce dernier, écrit pour une voix de basse, on retrouve parfois l’écho des accents sauvages de Gaspard du Freyschütz, sans que cela constitue pourtant des réminiscences ; la forme d’ailleurs des morceaux de ce rôle a plus d’ampleur que Weber n’en a donné à la forme des airs d’aucun autre personnage ; l’orchestration même y est plus incisive que partout ailleurs.

De là le furieux mouvement du duo entre Lysiart et Eglantine, dans lequel la sombre violence de ces deux caractères est peinte si admirablement.

Je ne sais si l’autre duo, celui des amants, a autant de valeur dans le genre gracieux et si l’on peut y reconnaître autant d’élévation dans son style.

Le chœur de paysans avec le solo de soprano, souvent exécuté dans les concerts, a ravi l’auditoire tout autant que la chanson « Au mois de mai ! » que j’ai citée en commençant. Il produirait plus d’effet s’il était exécuté avec un peu plus d’animation, et si Mlle Rey ne cherchait pas à grossir comme elle le fait l’ut dièse grave qui termine ses gammes descendantes. Cette note, sur laquelle le trait vocal vient finir, n’a pas besoin de force et la cantatrice ne doit montrer aucune prétention à la faire vibrer comme une note de contralto.

Le chœur des chasseurs, une véritable invention de Weber, et qui n’a aucune ressemblance avec le chœur du Freyschütz, ne pouvait manquer d’exciter des transports. On l’exécute tel qu’il est, sans les ornements et ritournelles dont a cru devoir l’enrichir le Conservatoire. Il est vraiment inconcevable qu’on se permette en pareil lieu d’aussi irrévérencieuses libertés à l’égard d’un tel maître.

Ce n’est pas que le Théâtre-Lyrique se soit abstenu de faire dans la partition d’Euryanthe des coupures nombreuses et fort désastreuses en quelques endroits, qu’il n’ait supprimé presque en entier les récitatifs si importants dans cette œuvre, qu’on n’ait interverti l’ordre de certains morceaux, qu’on n’en ait intercalé deux autres (de Weber) ; mais les remaniements de la pièce ont sans doute rendu indispensables ces modifications, et d’ailleurs le Théâtre-Lyrique n’est pas le Conservatoire ; il n’a pas pour mission spéciale de conserver. M. Carvalho a fait pour Euryanthe autant qu’il avait cru devoir faire pour Obéron. Les chœurs et l’orchestre ont été augmentés ; la mise en scène, les costumes et les décors sont splendides, et l’exécution en général est aussi bonne qu’elle puisse être dans les conditions où ce théâtre se trouve placé. Michot et Balanqué s’acquittent fort bien des rôles d’Odoar et de Reynold ; la belle voix de Mlle Borghèse convient tout fait au personnage de Zara-Eglantine ; celle de Mlle Rey est moins riche sans doute, mais elle a beaucoup de flexibilité, aucune inflexion douteuse n’en dépare les accents, et d’ailleurs Mlle Rey a de si beaux yeux noirs surmontés de si beaux arcs triomphaux, qu’on se résigne bien volontiers à n’avoir pas une Euryanthe blonde.

Encore un succès musical qui va faire rouler tout Paris vers le boulevard du Temple, malgré les modifications graves apportées dans l’ordonnance de l’ingénieuse pièce allemande…. Que serait-ce si on eût conservé le gros serpent !… »

On voit donc qu’en tout cas, Berlioz, lui, ne s’est pas ennuyé ! Une fois n’est pas coutume, c’est la superbe ouverture de cette Euryanthe mal aimée que je vous propose ici, par Lenny Bernstein à la tête du New York Philharmonic.

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