Une idée folle
Au début des années 30, Sergueï Prokofiev a une idée folle, un projet démesuré : adapter l’immense fresque de Tolstoï, Guerre et paix. La maturation du livret – qu’il réalise avec sa compagne Mira Mendelssohn, qui l’a poussé à entreprendre cet énorme travail – et des premiers thèmes lui prendra beaucoup de temps, jusqu’au début de la guerre et de l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie. Elle lui offre à plus de 130 ans de distance, une sorte de remake grandeur nature qui renforce l’argument, pour lequel Prokofiev va se documenter sur l’invasion napoléonienne, au-delà des descriptions du roman. Cela pousse le compositeur à y jeter toutes ses forces tant il tient là l’occasion de réaliser une œuvre propre à galvaniser ses compatriotes. « C’est au cours de ces journées que mon projet d’écrire un opéra à partir de Guerre et Paix de Tolstoï prirent des formes précises. Les pages relatant la guerre du peuple russe contre les hordes napoléoniennes en 1812 et leur expulsion du territoire russe furent soudainement ressenties de très près. Il devint clair que ces pages-là devaient constituer la base de l’opéra. Les événements de la guerre sont étroitement liés aux destins des principaux personnages : Natacha Rostova, André Bolkonsky, Pierre Bezoukhov, Vassili Denisov. Le comité aux affaires artistiques s’intéressa à mon plan et me proposa la commande de cet opéra » écrira Prokofiev.
Une longue gestation
Il doit quitter Moscou au début de l’été 1941 et élabore plusieurs morceaux de la partition à Naltchik, dans le Caucase, puis à Tbilissi. Quelques scènes sont achevées (l’opéra complet en compte treize) et au printemps 1942, quelques extraits sont présentés au piano à quatre mains par Sviatoslav Richter et Anatoli Vedernikov, rien de moins, à l’inévitable Comité qui avait commandé l’oeuvre et qui demande des modifications pour renforcer encore le côté patriotique. Prokofiev orchestre sa partition à Alma-Ata avant de présenter à son tour, lui aussi au piano, le résultat à l’Union des compositeurs, cette fois, début 1943, après son retour à Moscou. Cette instance créée dix ans auparavant par Staline, sorte de tribunal des pairs, dédaigne l’œuvre qu’elle n’apprécie nullement. Il faut dire que la partition est hors normes : avec plus de 60 rôles chantés, plus de 4 heures de musique au total, c’est l’opéra le plus imposant de tout le répertoire du XXe siècle. C’est peut-être aussi pour cela que Prokofiev, bien que désabusé et affaibli par plusieurs alertes cardiaques successives, croit dur comme fer à son œuvre.
À l’automne 1944, une première représentation en très petit comité, au piano et avec une distribution très insuffisante, a lieu au Club des acteurs de Moscou. Bientôt, c’est la troupe du Bolchoï qui décide de porter à la scène, mais en version de concert en juin 1945, 9 tableaux de la partition, sous l’impulsion de son chef, Samuel Samossoud, dans la Grande salle du Conservatoire de Moscou. Un an plus tard, huit tableaux sont enfin mis en scène au théâtre Maly de Léningrad, dont Samossoud vient de prendre la direction : toute la première partie. La seconde n’est prête qu’à l’été suivant. Mais Samossoud sera bientôt limogé et le projet n’ira pas au-delà des répétitions. Prokofiev est par ailleurs trop diminué et le pouvoir stalinien trop violent. Le projet est finalement abandonné malgré tous les efforts d’un Prokofiev épuisé pour répondre aux exigences contradictoires des censeurs et inquisiteurs du régime. Il reprend, complète, modifie, jusqu’en 1952. A la mort du compositeur, le 5 mars suivant, même jour que Staline, rien ne sera encore achevé. Prokofiev n’y est pas arrivé.
Tout vient à point…
Dès lors, que choisir comme date anniversaire ? Voici tout juste 75 ans, le théâtre national de Prague décidait de créer onze des treize scènes, en version scénique, sous la direction de Jaroslav Krombholc et avec une distribution en or massif. C’est la première présentation publique dans des conditions « normales » de Guerre et Paix dans sa quasi totalité. Il faudra néanmoins attendre le 15 décembre 1959 pour que l’opéra complet soit monté par le Bolchoï, sans coupures. Trop tard pour Prokofiev, mais pas pour son immense chef-d’œuvre.
Trop court pour ce monument, voici un extrait de la fabuleuse production signée Francesca Zambello à l’Opéra de Paris, pour la création in loco de l’oeuvre en … 2000 ! Espérons l’y revoir bien vite.