Au début de l’année 1848, Verdi est à Paris. Il y était venu pour superviser la création de Jérusalem, adaptation pour l’Opéra de Paris, des Lombardi alla prima crociata créés quatre ans plus tôt. L’échec de cette adaptation, le 26 novembre précédent, et ses préventions contre ce qu’il appellerait bientôt « La Grande boutique », auraient pu le conduire à retourner en Italie. Mais une santé médiocre et surtout la possibilité qu’il avait à Paris d’affermir à peu près incognito sa romance avec Giuseppina Strepponi, qui s’y trouvait aussi, ne l’avaient pas incité à faire ses bagages.
Le compositeur se trouve donc à Paris au moment où éclate la Révolution de 1848 et alors qu’il compose ce qui deviendra Il Corsaro sur un livret de Piave inspiré par Byron. Le 9 mars, il écrit à son amie Giuseppina Appiani : « Vous aurez appris tout ce qui s’est passé à Paris et je n’ajouterai qu’une chose : depuis le 24 février, la seule trace de l’insurrection fut le cortège funèbre de samedi dernier, qui accompagna en grandes pompes les corps des victimes de la Madeleine à la Bastille. Un spectacle sublime, étonnant ! ».
Au même moment, les émeutes, insurrections, révolutions se répandent en Europe : c’est le début du « Printemps des peuples ». En mars, l’agitation gagne Milan, capitale d’un royaume de Lombardie-Vénétie dont l’empereur d’Autriche ceint depuis 1815 la couronne. Même la Scala est le théatre de troubles qui conduisent les autorités militaires à fermer la salle. Le 18 mars, les Autrichiens tirent sur des manifestants qui s’étaient emparés du comte O’Donnell, qui assure alors l’intérim du gouverneur en titre, Spaur, absent. Cette fusillade provoque la fureur des Milanais, qui se soulèvent. C’est le début de ce qui restera dans l’Histoire comme les Cinq journées de Milan. En l’absence du gouverneur et du vice-roi, l’archiduc Rainier d’Autriche, oncle de l’empereur Ferdinand, c’est le vieux maréchal Radtezki qui commande les unités autrichiennes qu’il positionne dans Milan. La ville s’embrase et dresse des barricades, on se bat partout et le maréchal octogénaire menace de bombarder femmes et enfants. Dès la nouvelle connue du reste de l’Italie, des partisans de Mazzini, des républicains, des libéraux, accourent pour aider les Milanais. Le 21 mars, les Autrichiens, harcelés de toutes parts, semblent près de céder. Les divisions internes parmi les insurgés donnent l’occasion aux adversaires de se regrouper et de se retirer en bon ordre. On connaît la suite : l’entrée en guerre du Piémont contre l’Autriche et les désastres de Custozza et Novare face à Radetzki. Les Autrichiens reprendront Milan en aout 1849. Johann Strauss en tirera sa célèbre marche si peu goûtée des Italiens.
Lorsqu’il prend connaissance des Cinq journées de Milan, Verdi quitte précipitamment Paris pour la capitale lombarde. Il y arrive début avril, déterminé à contribuer au gouvernement insurrectionnel, tandis que Rossini, peu enclin à se mêler de ces bruyantes histoires et qui réside alors à Bologne, est presque chassé par des révolutionnaires qui voient en lui un traitre. Sans rival parmi les compositeurs pour lui ravir un prestige immense auprès des libéraux, Verdi devient leur porte-parole à l’instar du républicain Mazzini, dont il partage les idées, qu’il rencontre et à la demande de qui il écrit un hymne destiné à devenir celui de l’Italie. Mais Mameli le coiffera sur le poteau au même moment avec son Fratelli d’Italia.
Verdi est particulièrement exalté, au point d’écrire à Piave : « Tu me parles de musique ? Que t’arrive-t-il ? Crois tu qu’en ce moment, je m’encombre de notes et de sons ? En 1848, nulle musique ne saurait mieux convenir aux oreilles italiennes que le son du canon ! ».
C’est pourtant à ce moment qu’il prend conscience qu’il lui faut traduire cette exaltation en musique. Revenu en France où il avait laissé toutes ses affaires, Verdi hésite entre plusieurs sujets qui tous traitent de grands moments de l’histoire de la péninsule : Cola di Rienzo, Ferruccio et surtout l’épisode du siège de Florence par Charles Quint l’inspirent particulièrement.
Mais c’est le librettiste Salvatore Cammarano qui va lui souffler l’idée qu’il va retenir : la bataille de Legnano, épisode victorieux de la lutte des Lombards contre l’empereur Frédéric Barberousse, en 1176. Cammarano s’inspire d’une pièce française de Joseph Méry, La bataille de Toulouse, créée en 1828 et dont l’argument est tout autre, mais qui se trouve transposé dans la Lombardie médiévale. Verdi ne se fait pas prier mais Cammarano est lent, et les mauvaises nouvelles se multiplient en provenance du front lombard. Verdi se lamente du refus de la France républicaine d’intervenir (« La France refuse que l’Italie devienne une nation »). Il a le plus grand mal à trouver un théatre prêt, dans ces conditions, à monter son nouvel opéra. Le très bourbonien royaume de Naples fixe des conditions léonines qu’il refuse avec colère et Rome accepte du bout des lèvres, comme une faveur, d’accueillir la nouvelle œuvre au Teatro Argentina. « Vous me dites que le Sénat de Rome a accepté ma partition, écrit-il au sculpteur Luccardi. Accepté ? Mais qui la lui a offerte ? Non, je ne me ferai pas à ce genre de chose (…) En vertu d’un contrat ancien, je dois un opéra à Ricordi. A la demande de Ricordi, j’ai consenti à venir à Rome ».
Verdi quitte donc Paris, où il avait terminé la partition, et arrive à Rome en décembre 1848. Il trouve une ville troublée, un véritable chaudron. Le pape Pie IX, qu’on avait cru un moment rallier les libéraux, avait pris peur et quitté la ville pour se réfugier à Gaeta. Rome s’apprêtait à proclamer la République. Dans ces conditions, Verdi est accueilli comme un héros. La générale de l’opéra est prise d’assaut : « Les gens voulaient y assister à n’importe quel prix. Ils se ruèrent dans la salle, pleine à craquer. On rappela vingt fois le maestro. Le lendemain, on ne pouvait plus se procurer ni loge, ni place, ni même un livret : tout était vendu », écrit le chef d’orchestre et ami de Verdi, Muzio, au beau-père du compositeur.
De fait, les paroles martiales, les choeurs patriotiques, la musique très militaire, enflamment le public lors de la première, voici 175 ans. On vire même au délire en entendant les paroles « Viva l’Italia ! Sacro un patto stringe i figli suoi ! » (« Vive l’Italie ! Un pacte sacré unit ses enfants »). Il faut bisser entièrement le dernier acte. Le mot « Italie » apparaît des dizaines de fois dans le livret, provoquant à chaque fois l’enthousiasme.
Mais ce triomphe fiévreux sera sans lendemain. Partout où l’opéra doit être repris, les censures de toutes sortes se mettent en travers et il faut changer lieux et récit. Peu à peu, les révolutionnaires refluent partout, y compris à Rome. Et c’en sera fini de cette œuvre qui est sans doute la plus ouvertement patriotique de toute la production verdienne. On n’en compte qu’un seul enregistrement en studio, avec une belle distribution, et qui aurait sans doute mérité une baguette plus nerveuse. Mais il existe aussi la gravure plus précaire, mais très fiévreuse, de la soirée d’ouverture de la saison de la Scala le 7 décembre 1961 sous la baguette de Gianandrea Gavazzeni, avec Antonietta Stella et un duo au sommet, Franco Corelli et Ettore Bastianini.