Alors qu’il se trouve au Conservatoire de Milan depuis plus de deux ans, Giacomo Puccini s’inscrit en 1883 (il n’a pas 25 ans) à un concours organisé par l’éditeur Sonzogno. Le cahier des charges consiste à écrire une œuvre lyrique brève, en un seul acte, et dont le thème doit être « idyllique, sérieux, ou joyeux ». Autre consigne, pas moins vague : respecter les « bonnes traditions de l’opéra italien » tout en recourant aux « apports de la science contemporaine des sons » (règlement publié par Il Teatro illustrato en 1883). La partition doit être fournie pour le 31 décembre de cette même année.
Pour y répondre, Puccini s’associe à un jeune écrivain et journaliste recommandé par le professeur du compositeur en herbe, Amilcare Ponchielli : Ferdinando Fontana. Pour cocher la case de l’idyllique et y ajouter un peu de fantastique sérieux, ce dernier recourt à un récit d’Alphonse Karr, paru en 1852, Les Willis.
Dans un village de la Forêt noire, on célèbre les fiançailles de Roberto et d’Anna, fille du patriarche du village, Guglielmo Wulf. Juste après les festivités, Roberto doit partir pour une autre province afin de toucher l’héritage d’une vieille parente. Anna est inquiète. Elle fait des cauchemars qu’elle pense prémonitoires et oblige Roberto à jurer son amour éternel et inaltérable pour elle. Mais voilà, Roberto est aussi faible que la chair et sitôt arrivé dans la ville où il doit toucher cet héritage, le voilà qui cède à une jeune femme sans même plus penser à sa fiancée, plongeant Anna, qui l’apprend, dans un tel désespoir qu’elle en perd la vie. Son père, effondré, crie vengeance et implore à cette fin les Willis, fées de la forêt qui sont en fait les esprits des amoureuses trahies et mortes de désespoir. La nuit, les Willis se mettent en chasse des traîtres. Roberto va lui-même en faire les frais à son retour au village, ruiné par son éphémère belle, et qui va tomber sur le fantôme d’Anna, accompagnée de ses consœurs infortunées. Toutes vont l’entrainer dans une danse effrénée qui finira par le tuer.
Cette histoire mi-macabre, mi-fantastique, fait écho à plusieurs opéras, notamment italiens, du XIXe siècle (on pense aux sorcières et aux apparitions de Macbeth, ou au Mefistofele de Boito dont Fontana semble s’être plus particulièrement inspiré ; mais aussi aux Fées de Wagner et aux opéras fantastico-romantiques allemands), sans parler des ballets : la Giselle d’Adam met précisément en scène ces mêmes Willis. Puccini, anticipant sur ce qui caractérisera ses relations avec les librettistes qui travailleront avec lui, n’est pas particulièrement convaincu par l’argument. Mais il est inexpérimenté et il n’a pas le temps de discuter. Il se met au travail pendant l’été 1883 et termine la partition à peine un jour avant la date limite fixée pour le concours. Elle prend la forme d’une « Légende en un acte ». Sa structure mêle la traditionnelle présentation en numéros et intègre également le discours continu, en particulier dans la seconde partie de l’œuvre (celle de la vengeance), répondant ainsi au cahier des charges. Puccini y intègre également des pièces symphoniques comme le feront bientôt les « véristes », ces intermezzi qui permettent de passer d’une partie ou d’un acte à l’autre.
Malheureusement, Puccini et Fontana ne décrocheront pas le prix, décerné ex-aequo à Luigi Mapelli pour Anna e Gualberti (un autre livret de Fontana, d’ailleurs) et Guglielmo Zuelli pour La Fée du Nord, dont plus personne n’entendra au demeurant jamais parler. Puccini n’est même pas dans les cinq premiers.
Son ouvrage, cependant, reçoit un soutien de poids en la personne d’Arrigo Boito. Grâce à son entremise, le jeune compositeur rencontre quelques membres de la très bonne société milanaise, qui vont financer la création de la partition au Teatro dal Verme de Milan voici 140 ans. Paradoxalement, c’est donc un échec à un concours qui va lancer la carrière de Puccini. D’autant que des critiques influents vont en dire le plus grand bien. Tel est le cas de Marco Sala, journaliste et musicien très en vue, qui décrira Les Willis comme un « petit et précieux chef-d’œuvre » dans le journal l’Italia. Le Corriere della Sera n’est pas en reste, qui place carrément le jeune compositeur au niveau de Bizet et Massenet.
Tant d’éloges ne vont pas tarder à attirer l’attention de l’éditeur Ricordi, concurrent de Sonzogno, qui achète la partition et finance la mise en scène d’une nouvelle version, devenue opéra-ballet en deux actes, avec un titre italianisé, Le Villi. Celle-ci sera créée au Teatro Regio de Turin au mois de décembre suivant avec grand succès. Une étoile est née.