Après la guerre de 1870, Offenbach a bien du mal à retrouver les faveurs du public parisien. Ses origines allemandes attirent sur lui des soupçons qu’un antisémitisme souvent explicite vient renforcer. On lui reproche aussi sa proximité avec le régime impérial déchu, qu’il n’a pourtant cesser de titiller dans ses œuvres.
En 1872, son Roi Carotte est un vif succès mais ne remplit pas les caisses, puis Fantasio sur lequel Offenbach fondait ses espoirs de retour gagnant à l’Opéra-Comique est accueilli assez fraîchement. Pour revenir au firmament, il lui faut des grands coups, des spectacles mémorables. Il lui faut jouer son va-tout.
Vers la fin de cette même année, Offenbach commence donc à travailler sur une reprise qu’il veut fondatrice ou plutôt « refondatrice ». Ce sera Orphée aux Enfers, l’un de ses immenses succès du passé, mais un nouvel Orphée. Pour Offenbach, qui va très bientôt prendre la direction du théâtre de la Gaîté, l’impact doit être aussi retentissant que celui que la première version avait eue aux Bouffes-Parisiens.
Comme d’habitude, il tanne donc ses librettistes pour qu’il se mettent au travail et de deux actes, l’ancien opéra-bouffe va passer à quatre. De quatre tableaux on passe à douze. Et de bouffe, on devient féérie. La partition est presque deux fois plus longue que la première version, avec ajout d’une ouverture (Promenade autour d’Orphée), de nouveaux rôles, de douze numéros, d’airs, de couplets, et de trois ballets : le ballet pastoral, le divertissement des songes et le ballet des mouches que remplacera quelques mois plus tard celui du Royaume de Neptune.
Dans son nouveau théâtre, Offenbach met les moyens. Ce sera une production fastueuse, peut-être la plus ambitieuse de toutes. Malgré d’infinies précautions pour que ce grand coup reste aussi secret que possible jusqu’au bout, le journal Le Ménestrel parvient à se glisser dans une répétition, et il se charge de faire la publicité du tout : « Jamais encore nous n’avions assisté à pareil spectacle ! (…) Si Orphée aux Enfers n’est pas destiné à régénérer la France, il pourra au moins se vanter d’avoir ressuscité et dépassé même les pompes du Grand Opéra » écrit le chanceux Henri Moreno.
La première a lieu voici tout juste 150 ans aujourd’hui et le triomphe est à la hauteur des attentes d’Offenbach qui, une fois de plus, gagne son pari et sauve ses finances devenues précaires. La mise en scène est grandiose, les effets ne le sont pas moins. George Sand, qui assiste à une représentation quelques mois plus tard, est subjuguée : « C’est un spectacle splendide, la plus belle chose et la plus artiste en fait de décors et de figuration qu’on ait encore faite ». Les critiques, qui n’ont pas toujours été tendres, sont dithyrambiques. Les recettes pleuvent. « Les gouvernements sont tombés. Les trônes se sont écroulés et le règne d’Orphée dure toujours » écrit Charles Schiller, ami d’Offenbach.
Chaque version a sans doute ses partisans. Celle de 1874 a longtemps éclipsé celle de 1858, jusqu’au retour de celle-ci, en particulier grâce à l’enregistrement insurpassé de Marc Minkowski à Lyon. Si votre serviteur a choisi un extrait de la version de 1858 pour célébrer celle de 1874, ce n’est pas pour donner un indice de sa préférence pour l’une ou pour l’autre (d’autant que dans cet extrait, il s’agirait plutôt d’un mix entre les deux versions !), ni par forfanterie, mais simplement parce que cet enregistrement permet dans le même temps de rendre hommage à Ewa Podleś, récemment disparue, et qui incarne aux côtés du merveilleux Yann Beuron une formidable Opinion publique, opulente et sonore, propre à intimider tout un chapelet de petits autocrates ou de maris indignes…