En 1866, le tsar Alexandre II autorise la pièce de Pouchkine, Boris Godounov, après des décennies de mise à l’index. C’est Vladimir Nikolski, professeur de lettres et d’histoire au lycée Alexandrovski de Saint-Pétersbourg qui souffle alors l’idée à Modeste Moussorgski d’en faire un opéra. Ce dernier en fait lui-même le livret avec l’aide de la sœur de Glinka, qui fréquentait beaucoup le cercle du fameux Groupe des Cinq, héritier de son défunt frère et auquel appartient Moussorgski, qui achève la partition à la fin de l’année suivante, après un peu plus de douze mois de travail.
Premier choix qui aura de l’importance dans ce qui va suivre : le compositeur a bien préparé un « acte polonais » incluant une romance entre Grigori et la princesse Marina, mais il se refuse à l’intégrer dans son opéra, tout comme Pouchkine avant lui.
Comme c’est la règle, Moussorgski soumet sa partition désormais orchestrée à un comité de lecture des Théâtres-Impériaux à la mi-1870. Celui-ci s’empresse de la mettre sous clé pendant de longues semaines, avant de la rejeter en février 1871 à une écrasante majorité (6 voix contre 7). La raison ? Il n’y a pas de rôle féminin important, et donc pas de romance. Et puis il manque un ballet, certaines parties d’orchestre sont considérées comme trop compliquées, on n’y comprend rien… N’en jetez plus.
Dépité, Moussorgski revoit donc son œuvre, de fond en comble. Puisqu’on a vu que « l’acte polonais » est prêt, il l’ajoute ; tout comme il crée la scène de la révolte dans la forêt de Kromy par laquelle il termine l’ouvrage ; il supprime la scène devant Saint-Basile et réécrit nombre de tableaux. Il termine le tout au début de l’été 1872.
Au mois de novembre suivant, cette partition toute neuve repasse devant le comité de lecture, qui le rejette aussi sec et cette fois à l’unanimité, y compris Edouard Napravnik, qui créera pourtant bientôt l’opéra….
Cependant, dans l’intervalle, certains personnages influents ont eu l’occasion d’écouter des extraits de la nouvelle œuvre, çà-et-là. Ils vont faire pression partout pour obtenir le précieux sésame. C’est le cas l’un des chanteurs fort en vogue au sein de ce dernier, Kondratiev, également metteur en scène, ou encore de la soprano alors très prestigieuse, Julia Platonova, qui lorgne déjà sur le rôle de Marina. Finalement, après bien des tergiversations, les Théâtres-Impériaux finissent par accepter la partition.
Boris Godounov est donc créé voici 150 ans tout juste au théâtre Mariinski, sous la direction de Napravnik, dans sa nouvelle version encore amputée de quelques scènes. Le public, souvent plutôt jeune, lui fait un excellent accueil ; au contraire de la critique, volontiers méprisante ou condescendante. Il faut rappeler que Moussorgski, fonctionnaire au sein de l’administration des Eaux et Forêts, n’est alors considéré que comme un amateur talentueux mais maladroit. Même César Cui, pourtant membre du Groupe des Cinq, y va de sa plume acérée pour critiquer les choix et les imprécisions de son confrère, voire sa vanité (Cui s’y connait…).
Le pouvoir impérial lui-même goûte assez peu certaines scènes, considérées comme subversives, et en fera supprimer certaines lors des rares reprises qui suivront. Il n’y en aura pas plus de 25 entre 1874 et 1881, date de la mort de Moussorgski, et puis on l’oubliera. Pour « corriger » les erreurs et déséquilibres de la partition qui avaient été pointés par les critiques, un autre des camarades de Moussorgski, Rimski-Korsakov, la reprend pas moins de deux fois, entre 1888 et 1892, puis entre 1906 et 1908 pour Chaliapine, qui fera connaître partout cette version qui occultera l’originale jusqu’en 1928, date à laquelle musicologue Pavel Lamm retrouve et restitue l’original. Sa reprise laissera tout le monde indifférent. Même Chostakovitch proposera sa propre réorchestration en 1939, sans davantage convaincre.
Ironie du sort, lorsqu’il composait sa partition originale, Moussorgski partageait une chambre avec Rimski-Korsakov, qui travaillait à son opéra La Pskovitaine au même moment, et ils s’influençaient l’un l’autre. Quoi qu’on pense du travail de Rimski-Korsakov, dont la version est aujourd’hui nettement supplantée partout par le retour de l’original, ou du moins d’un mix entre les versions de 1869 et de 1872, le compositeur-correcteur n’était pas manchot et sa propre vision de l’œuvre, très personnelle sur le plan orchestral, est digne d’intérêt.
Mais tout cela, au fond, importe peu. Boris Godounov trône de toute façon au firmament des chefs-d’œuvre lyriques et constitue pour le grand public l’opéra russe par excellence.
Petit rappel de ce qu’il raconte : Boris Godounov, puissant boyard, qui devient tsar après la mort, mystérieuse, du dernier fils d’Ivan le Terrible, le tsarévitch Dimitri. Lors de son couronnement, il paraît sombre, comme inquiet. Dans un monastère le vieux moine Pimène écrit l’histoire de la Russie aux côtés de son jeune novice Grigori. Il est convaincu que Boris a fait assassiner le tsarévitch et veut le dénoncer dans sa chronique. Quelque peu exalté, Grigori, bien décidé à profiter de cette histoire et de s’en faire en quelque sorte le dépositaire voire le justicier, s’enfuit vers la Lituanie.
Plus tard, dans ses appartements, Boris médite sur les affres du pouvoir et est interrompu dans ses pensées par le prince Chouïski, qui vient lui annoncer qu’un faux tsar est apparu en Lituanie, soutenu par le roi de Pologne. Boris interroge Chouïski sur les circonstances de la mort de Dimitri et le prince la lui décrit en détail. Boris est terrifié, il croit voir le tsarévitch devant lui. Pendant ce temps, le faux Dimitri (qui n’est bien sûr autre que Grigori) file le parfait amour avec Marina, noble polonaise qui ne se fait aucune illusion sur son identité, mais qui entend profiter de l’usurpation pour devenir tsarine. A Moscou, le tsar est de plus en plus agité, il a des visions. Pimène vient lui dire que des miracles ont eu lieu sur la tombe du tsarévitch. Le Tsar n’en peut plus, il chasse tout le monde, reste seul avec son fils, et meurt d’une attaque, épuisé et terrorisé, tandis que le faux Dimitri s’approche de Moscou avec son armée (dans la vraie histoire, il y parviendra, se fera même reconnaître par sa « mère », la veuve d’Ivan, et deviendra tsar.. pour 8 jours, avant d’être assassiné par les boyards, emmenés par Chouïski, qui deviendra lui-même tsar sous le nom de Vassili IV). Voyant passer les révoltés dans la forêt de Kromy, un pauvre hère que les enfants rudoient, l’innocent du coin, qu’on pourrait presque qualifier de seul personnage à l’âme pure de tout l’opéra, pleure son malheur et celui de son pays : « Coulez, coulez, larmes amères. Pleure, pleure, âme chrétienne. Bientôt viendra l’ennemi et la nuit tombera. Une nuit noire et impénétrable. Malheur, Malheur à la Russie. Pleure, pleure, peuple russe. Peuple affamé ».
Malgré son succès initial, Moussorgski ne verra pas le triomphe largement posthume de son opéra. Dévoré par un alcoolisme dévastateur, usé par les échecs et les déceptions, il meurt en 1881, à 42 ans.
Voici la mort de Boris avec l’extraordinaire Anatoli Kortchega, sous la direction de Claudio Abbado à Berlin en 1993, dans la version de 1872 à laquelle le chef a ajouté le tableau devant Saint-Basile proposé en 1869.