En 1891-1892, Rachmaninov termine ses études au conservatoire de Moscou, qu’il veut quitter plus tôt. Non qu’il ne s’y plaise pas, mais il ne veut pas prendre le risque d’avoir des professeurs moins intéressants pour lui qu’Alexandre Siloti, qui le perfectionne depuis deux ans au piano et qui quitte ses fonctions. Rachmaninov s’annonce déjà comme l’un des plus grands virtuoses de son temps et avait déjà reçu l’enseignement très prestigieux et privé de Nikolai Zverev, lequel aurait voulu le cantonner à cette virtuosité plutôt que le laisser s’adonner à la composition. Cela avait conduit à une rupture entre le vieux professeur et son élève.
En guise d’épreuve de fin d’études, Rachmaninov, qui a alors 18-19 ans, demande à composer rien moins qu’un opéra, ce que son professeur de composition, Anton Arenski, accepte malgré le risque que court Rachmaninov en cas d’échec. Ce dernier choisit un poème de Pouchkine, Les Tziganes, dont l’adaptation est réalisée – de l’avis général assez mal – par le dramaturge et metteur en scène Vladimir Némirovitch-Dantchenko pour plusieurs élèves du conservatoire.
L’action se déroule dans un campement de Tziganes. Autour d’un feu, ils célèbrent la liberté que leur procure leur vie de nomade. Mais un vieux membre de la communauté casse un peu l’ambiance en racontant aux autres qu’on n’échappe pas à son destin. Lui-même n’avait été heureux que bien peu de temps dans sa vie, le temps d’un amour de quelques mois avec une femme qui était partie avec un autre, lui laissant une fille, Zemfira. Aleko, le mari de Zemfira, réagit avec colère, reprochant au vieillard de s’être laissé faire et de ne pas avoir cherché à venger son honneur en tuant son rival, ce que lui-même ne manquerait pas de faire en pareil cas. Aleko est un homme violent et jaloux. Zemfira s’est lassée de ses colères et regarde non sans douceur un autre jeune tzigane. Ils se retrouvent après quelques danses et fricotent le temps de se promettre un nouveau rendez-vous, lorsque la lune sera levée. Rentrée dans sa tente, berçant l’enfant qu’elle a eu avec Aleko, Zemfira chante une chanson qui raconte l’histoire d’un féminicide, qu’Aleko entend et qui s’en agace. Sa femme lui fait comprendre non sans provocation qu’elle pourrait bien parler de lui. Resté seul, Aleko se souvient avec nostalgie et tristesse de l’amour passé et aujourd’hui perdu. La nuit s’avançant, le jeune tzigane vient comme convenu chercher Zemfira et lui chante une sérénade. La jeune femme le rejoint mais ils sont surpris par Aleko qui tue l’une et l’autre. Accourus, les membres de la communauté lui rappellent qu’ils ne connaissent pas la haine et la vengeance et qu’ils ne vivent sous aucune loi, mais qu’ils ne veulent pas d’un assassin parmi eux : Aleko est banni et condamné à vivre seul et dans le remord pour le restant de ses jours.
Le jeune compositeur termine la partition de ce lointain cousin de Cavalleria Rusticana, en 17 jours. Le jury est très impressionné et lui attribue la note maximale. Tchaïkovski en personne ne tarit pas d’éloge sur Rachmaninov, qui ne cache pas que son illustre ainé l’a beaucoup inspiré. Le conservatoire décerne à Rachmaninov une médaille d’or, qui accompagne un prix de composition qui n’avait été décerné qu’à deux reprises auparavant. Membre du jury, le vieux Zverev s’avance vers son ancien élève et lui donne une montre en or en témoignage de son admiration, reconnaissant son erreur de jugement passée.
Aleko est ensuite créé en public le 23 avril 1893 (calendrier julien alors en vigueur en Russie, et donc 9 mai dans le calendrier grégorien, voici 130 ans) au Bolchoi, sur la recommandation expresse de Tchaïkovski, et avec un succès qui ne sera pas pour rien dans les débuts de son jeune confrère. Voici ce dernier lancé, et avec une partition qui, malgré ses influences évidentes, dénote déjà une forte personnalité. Pourtant, Rachmaninov empêchera longtemps qu’on mette son premier opéra à l’affiche, comme s’il n’y voyait qu’une œuvre de jeunesse sans relief, ce qu’elle n’est certainement pas, même si son livret rend mal justice au chef-d’œuvre de Pouchkine.
Le rôle d’Aleko a attiré de nombreux artistes, dont par exemple Chaliapine quelques années après la création de 1893. Cet anniversaire nous donne l’occasion de célébrer la mémoire de l’un d’entre eux, Dmitri Hvorostovsky, qui interprète ici la triste cavatine d’Aleko.