La création de La Bohème a eu lieu le 1er février 1896, au Teatro Regio de Turin. Depuis cet instant, l’opéra le plus populaire d’un des plus appréciés compositeurs du genre n’a plus jamais quitté les scènes du monde entier. L’Opéra-Comique comptabilisait sa 1000e représentation en 1951 déjà. En 2023, La Bohème fut jouée à 782 reprises dans le monde, soit une moyenne de plus de deux fois par jour ! Avec de telles statistiques, faut-il encore s’accrocher de manière hypnotique à une date particulière du calendrier pour en célébrer la création ?
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Le 10 décembre 1895, Giacomo Puccini met un point final à la tâche qui l’a accaparé durant toute cette année : l’orchestration de son quatrième opéra, La Bohème. Il a 27 ans et lorsqu’il jette un regard dans le rétroviseur – c’est un grand amateur d’automobile – les motifs de satisfaction ne manquent pas.
Son 3e opus, Manon Lescaut, a connu trois ans plus tôt un véritable triomphe, au point que certains n’hésitent pas à le désigner comme « l’héritier » de Giuseppe Verdi, dont la Scala avait accueilli en 1893 la création de l’ultime chef-d’œuvre, Falstaff. A un moment où la composition d’opéras connaît en Italie une formidable effervescence, un tel compliment n’aura pas manqué de toucher Puccini. Et il est bien conscient que son mentor, Giulio Ricordi, appréciera encore plus, lui qui a effectivement fondé de tels espoirs dans le talent du Toscan.
La quête du livret
Avec Manon Lescaut, Puccini voit l’une de ses profondes convictions se confirmer de manière éclatante : il lui faut un livret proche de la perfection pour que son génie musical puisse s’exprimer au mieux. Et un livret, c’est bien plus qu’un texte, versifié ou non. Il s’agit proposer une dramaturgie efficace, rassembler des personnages attachants, soumis à des tensions diverses, et capables de susciter nos émotions. Il faut captiver le public, le faire sourire et lui arracher des larmes. Puccini dira plus tard : « Un livret est aussi indispensable à ma musique que l’insuline à mon diabète ».
Alors que l’accouchement du livret de Manon Lescaut s’est révélé chaotique, au moins il aura mis en place une équipe proche de la perfection avec le tandem Illica et Giacosa, ceux-là même qui ont produit La Bohème. Charles Sigel a raconté le fonctionnement de cette équipe triangulaire, cette trinité que supervisait Giulio Ricordi, et qui signera les autres chefs-d’œuvre que sont Tosca et Madame Butterfly.
Alors que Puccini rêvait d’une création à la Scala, le choix de Ricordi s’est porté sur Turin, où Manon Lescaut conquit le public et la critique. Le directeur musical du Teatro Regio, fraîchement nommé (1895), n’est autre qu’Arturo Toscanini, qui avait brillamment dirigé à Pise une reprise de Manon Lescaut, l’année précédente.
Un nouveau chef d’orchestre
A moins de 30 ans, Toscanini n’est qu’à l’aube de sa formidable carrière, mais tant son bagage que son parcours impressionnent, complètement orientés vers la direction d’orchestre. A partir de sa dixième année, il se consacre totalement à l’apprentissage de la musique : théorie, piano, violoncelle, composition sont rapidement maîtrisés avec une aisance confondante. Il travaille dès cette époque sa mémoire, qui deviendra légendaire, en restituant au piano les partitions d’opéra qu’il a dévorées. Un talent qui le servira d’abord comme répétiteur, puis lorsqu’en 1886, il devient, presque par hasard, chef d’orchestre. Il dirige alors Verdi, Bellini, Bizet et les véristes – il crée I Pagliacci de Leoncavallo en 1892. Et puis il est fasciné par Wagner, dont il est un des premiers à diriger avec un grand succès les œuvres en Italie. Un tel orfèvre de l’orchestre ne pouvait que tomber sous le charme du génie de Puccini. Et ce dernier appréciera que son art soit servi par un tel perfectionniste. L’amitié qui naîtra de cette première collaboration connaîtra des moments de tensions, mais leur passion pour l’orchestre les réunira toujours.
Puccini et Toscanini © DR
La création
Fétichisme ou superstition ? Toujours est-il que trois ans jour pour jour, le 1er février 1896, La Bohème est créée dans le même théâtre que Manon Lescaut, avec la même prima donna, Cesira Ferrani. Le ténor Evan Gorga se voit confier le rôle de Rodolphe. Le public apprécie et accueille positivement le nouvel opus de Puccini mais il est décontenancé par une écriture qui s’éloigne des créations précédentes.
Cesira Ferrani © DR
Du côté de la critique, l’incompréhension règne. Pour certains, comme le critique de la Stampa, Carlo Bersezio, « La Bohème ne laissera qu’une légère trace dans l’histoire de nos opéras » et Puccini ferait mieux de la considérer comme « une erreur passagère ».
Puccini apportera, avec l’aide d’Illica, plusieurs retouches, coupures et ajouts (comme la valse de Musette au II) pour la reprise en avril à Palerme, où le triomphe sera complet. En 1898, La Bohème retrouve en quelque sorte sa terre d’origine avec la création parisienne. Le livret est traduit en français, Illica et Giacosa modifient certaines scènes pour répondre aux attentes du public français. Et Puccini remet une dernière fois l’ouvrage sur le métier.
Depuis lors La Bohème s’affirme comme l’un des pièces les plus populaires du répertoire.
Stravinski dira : « Plus je vieillis, plus je suis persuadé que La Bohème est un chef-d’œuvre et que j’adore Puccini, qui me semble toujours plus beau ».
Puccini ou Leoncavallo ?
Les deux compositeurs s’étaient brouillés sur le sujet, Leoncavallo arguant de sa priorité : il avait été en effet le premier à jeter son dévolu sur la pièce de Murger. Mais Leoncavallo faisait partie de l’écurie de Sonzogno, le grand rival de Ricordi. Ce dernier et Puccini décident donc d’avancer, cette priorité temporelle ne justifiant à leurs yeux aucune exclusivité. Que le meilleur gagne, en quelque sorte.
L’opéra du maître de Lucques franchit le premier la ligne d’arrivée. La Bohème de Leoncavallo voit le jour à la Fenice de Venise l’année suivante, le 6 mai 1897. Dix jours plus tard, le Teatro Rossini de cette même cité des Doges programmait La Bohème de Puccini ! L’occasion pour Gustav Mahler, nouveau directeur musical de l’Opéra de Vienne, de venir comparer les deux opéras, et son verdict est impitoyable : « La musique de Leoncavallo et sa partition […] ressemblent à leur auteur. Creuse, prétentieuse, boursouflée et, dans l’ensemble, tirant sur le vulgaire. Instrumentation superficielle, bruyante, fâcheuse. Pour moi : littéralement répugnante. Une seule mesure de Puccini vaut mieux que tout Leoncavallo ».
Ruggero Leoncavallo © DR
Deux monuments
Pour notre régal, voici l’intégrale de l’opéra avec deux figures qui ont marqué de manière inoubliable cette partition : Mirella Freni et Luciano Pavarotti incarnent les deux figures centrales, Mimi (mais son vrai nom est Lucia !) et Rodolfo. Pour le reste de la distribution on trouve Annarita Taliento (Musetta), Lucio Gallo (Marcello), Pietro Spagnoli (Schaunard) et Nicolai Ghiaurov (Colline). Daniel Oren dirige l’orchestre et les chœurs du Teatro Regio de Turin, à l’occasion du centenaire de la création sur cette même scène, en 1996 donc.
Sources Wikipedia Marcel Marnat - Puccini (Fayard) Sylvain Fort - Puccini (Actes Sud) Piotr Kaminski - Mille et un opéras (Fayard) Perplexity