En 1724, Haendel vit à Londres depuis 12 ans et il est devenu directeur musical de la nouvelle Royal Academy of Music en 1720, dont il est le maître incontesté dès l’année suivante, au moment de la troisième saison de l’académie. Mais 1724 est une année phare dans sa production lyrique. Elle a commencé par Giulio Cesare en février et se poursuit pour la sixième saison de l’académie par un autre dramma per musica en trois actes qui va occuper Haendel pendant 20 jours à peine si l’on en croit le manuscrit : entre le 3 et le 23 juillet 1724 : Tamerlano.
Pour le livret, confié à Niccolò Francesco Haym, qui avait déjà realisé les trois précédents opus haendéliens (Ottone, Flavio et Giulio Cesare), ce n’est pas la tragédie de Racine autour de Bajazet qui constitue le modèle, mais plutôt la vie de Tîmur le Boiteux, le fameux Tamerlan, et sa lutte contre le sultan ottoman Bayazid Ier, le fameux Bajazet, deux figures politiques et militaires prépondérante en Asie mineure, centrale et méridionale au XIVè siècle. Et plutôt que la pièce de Racine, c’est celle de son concurrent Pradon (Tamerlan, ou la mort de Bajazet) qui va alimenter plusieurs livrets dont Haym va s’inspirer, en particulier celui réalisé par Agostino Piovene pour Francesco Gasperini quelques années avant qu’Haendel ne s’y intéresse. Resserré et rendu beaucoup plus efficace que ses devanciers, le livret d’Haym inspire particulièrement le compositeur, qui ne va pas lésiner sur les moyens vocaux…
D’abord, Haendel fait appel à des stars qui ont intégré l’académie : Andrea Pacini, castrat, dans le rôle titre, Francesca Cuzzoni, soprano, dans celui d’Asteria; Senesino, un autre castrat, en Andronico et Anna Dotti, soprano, en Irene et la basse Boschi en Leone. Mais surtout, Haendel écrit le rôle de Bajazet pour un ténor qui brûle alors les planches, Francesco Borosini, qui avait déjà interprété le même rôle pour Gasperini. Subjugué et séduit par les propositions que le chanteur de 34 ans lui apporte pour modeler la partition avant la création, Haendel lui fait cadeau de pas moins de six airs dans Tamerlano, quitte à réemployer d’anciennes partitions (La Resurrezione, ou encore La Passion de Brockes) autant que les autres stars et avec une étendue dramatique inédite pour un ténor, dont la figure d’autorité, à la fois souveraine et paternelle, trouvera des échos par la suite, par exemple chez Mozart ou Rossini. Si bien que l’opéra aurait pu s’appeler Bajazet plutôt que Tarmerlano ! C’est l’un des tout premiers opéras où le portrait psychologique et dramatique d’un personnage prend le pas sur les conventions lyriques de l’époque et hisse le ténor au niveau du castrat détenteur du rôle titre. Sans doute aurait-il été trop hardi de changer le titre pour un ténor.
La création de ce qui constitue l’un des plus grands chefs d’oeuvre de Haendel – et pourtant quelque peu négligé aujourd’hui – a lieu voici tout juste trois siècles au King’s Theatre, à Haymarket. Ce n’est pas un succès foudroyant : quelques représentations et puis s’en va. Etait-il trop moderne pour le public de 1724 ? Il lui faudrait attendre deux siècles avant de retrouver une scène, mais alors que d’autres opéras de Haendel ont largement retrouvé les faveurs du public et du disque, force est de constater que tel n’est pas le cas de Tarmerlano, qui est peu représenté aujourd’hui, même s’il a été enregistré à plusieurs reprises.
Voici donc ce qui est considéré comme l’un des sommets de cette partition, la mort de Bajazet, ici dans une captation du Théâtre des Champs-Elysées, avec Philippe Jaroussky dans le rôle-titre, Sandrine Piau dans celui d’Asteria et Topi Lehtipuu en Bajazet; le tout avec le Concert d’Astrée, dirigé bien sûr par Emmanuelle Haïm.