En 1966, la BBC, en plein essor télévisuel, commande à Britten un opéra pour le petit écran. Le compositeur, qui a alors 53 ans, n’apprécie guère cet outil qu’il ne connaît d’ailleurs que très mal. « C’est un monde tellement nouveau pour moi, dira-t-il après la première retransmission à un ami. Je ne suis pas tout à fait sûr qu’il marche dans la petite boîte. Quel média difficile ! ».
Il a cependant conscience du pouvoir de résonance propre à ce dernier et opère donc un choix audacieux pour une telle audience potentielle. Lui, l’antimilitariste acharné, l’objecteur de conscience qui avait préféré quitter son pays en 1940 pour les Etats-Unis – ce qui lui vaudra ensuite de vives attaques – choisit en effet un œuvre foncièrement et ouvertement pacifiste, Owen Wingrave d’Henry James. La nouvelle date de 1892 et Myfanwy Piper, librettiste du Tour d’écrou et qui sera celle de Mort à Venise, en écrit l’adaptation pour l’opéra.
Owen Wingrave est un jeune homme issu d’une famille où la tradition militaire est très implantée et dont il est le dernier représentant. Owen fait des études militaires qui lui répugnent. Il décide de quitter l’académie de guerre, ce qui provoque la colère de sa tante, gardienne du temple et de l’honneur familial. Ses amis tentent de dissuader Owen de renoncer à cette carrière et le jeune homme tient bon, quitte à faire face aux spectres de ses aînés tués au combat, parfois dans des circonstances très troubles (un jeune aïeul d’Owen a ainsi été tué par son propre père, le colonel, pour avoir refusé de combattre un camarade). Mais avant cela, il doit aussi affronter les reproches des siens au manoir de Paramore, typiquement britannique et donc dûment hanté. Seuls Spencer Coyle, le directeur de l’école militaire, et sa femme soutiennent Owen dans son choix. Le soir, le dîner qui rassemble la famille et les Coyle tourne au vinaigre lorsque le sujet vient sur la table. Même sa fiancée, Kate, ne le comprend pas et lui fait d’amers reproches. Owen finit par être déshérité et chassé du manoir. Après la violente altercation qui a conduit à son bannissement, Owen reste seul dans l’effrayante galerie de portraits des gloires militaires de la famille. Il leur dit tout son dégoût, tout en voyant passer le spectre du jeune homme tué par son père, aux côtés de ce dernier. Kate paraît alors, pour une dernière chance, mais la conversation ne trouve pas d’issue. Owen décide de se laisser enfermer par Kate dans la pièce réputée hantée. C’est là qu’on le retrouve mort, le lendemain.
Britten compose sa partition dans son manoir d’Horham, non loin de son cher Aldeburgh, dans le Suffolk. La distribution prévue est très prestigieuse : Benjamin Luxon (Owen), Janet Baker (Kate), John Shirley-Quirk (Coyle), Heather Harper (Mrs Coyle) ou encore Peter Pears. Britten, assisté de Steuart Bedford, dirige l’enregistrement préalable à la diffusion télévisuelle, fin 1970 aux Maltings, à Snape. Mais Britten a du mal avec « la petite boîte ». Il est mécontent et frustré de s’apercevoir que c’est lui qui doit se plier à ses exigences et non l’inverse et sortira assez déçu de cette première et unique rencontre, même si ses œuvres seront ensuite adaptées à la télévision, comme Peter Grimes. L’enregistrement avait débuté le 22 novembre, jour des 57 ans du compositeur, et un énorme gâteau avait régalé ce jour là – et les jours suivants – toute l’équipe technique. Mais bientôt, l’ambiance change lorsque Britten, peu conscient des limites intrinsèques d’une production télévisuelle, demande des prouesses techniques auquelles tout le talent du réalisateur – le fameux Brian Large – ne pourra pas totalement répondre, malgré une certaine bonne volonté et un résultat qu’on peut alors qualifier du meilleur possible à l’époque.
Enfin, la diffusion sur BBC2 a lieu voici tout juste 50 ans le 16 mai 1971.
Mais Owen Wingrave est un échec. Britten n’a pas retrouvé la subtilité poisseuse et obsédante du Tour d’écrou par exemple ; ses personnages sont tous relativement antipathiques et sans l’ambiguité qui fait souvent la richesse de ses héros et même de ses antihéros. L’œuvre ne connaîtra pas davantage le succès lors de sa création scénique en 1973, à laquelle le compositeur, extrêmement diminué par une opération à cœur ouvert ratée, n’assistera pas.
La musique de Britten, pourtant, est caractéristique de son style des dernières années, épurée, bâtie autour d’une vingtaine de motifs faisant appel à une instrumentation décrivant les personnages (le cor pour Owen, le trombone pour le spectre du colonel…) et recourant beaucoup aux percussions. Voici pour l’illustrer la scène qui précède le finale : Owen, furieux, dans la galerie maudite, avant d’être rejoint par Kate et que celle-ci, après une ultime dispute, l’enferme dans la pièce hantée. C’est la version originale filmée, avec Benjamin Luxon et Janet Baker, qui est proposée ici.